Dans « Rase Campagne » (éd JC Lattès), Gilles Boyer, homme de l’ombre d’Alain Juppé, raconte la montée puis la chute de son poulain, vue de l’intérieur.
« J’ai été confronté à tant de faux problèmes que j’en ai perdu ma capacité à identifier les vrais. » Cette phrase, écrite à la page 221, pourrait résumer à elle seule Rase campagne, le livre de Gilles Boyer consacré à la bataille (perdue) d’Alain Juppé lors de la primaire de la droite et du centre. Lui qui se présente comme un « apparatchik, conseiller plus ou moins spécial, ‘dir cab’, spin doctor, collaborateur, bras droit, factotum, éminence grise, entourage, ou tout ça à la fois », a longtemps été l’homme de l’ombre du maire de Bordeaux.
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>> Alain Juppé a-t-il fait une mauvaise campagne ?
A la lecture des premières pages, on a parfois pris peur. Notamment face à certaines envolées philosophiques que n’aurait pas reniées La Palice :
« Le monde, et le monde politique en particulier, est peuplé de gens qui se surestiment et de gens qui se sous-estiment. J’ai une affection particulière pour les seconds mais je vois bien que ce sont les premiers qui réussissent. »
Pas d’anecdotes croustillantes
Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, ce livre ne révèle aucune anecdote croustillante pour venir nourrir un microcosme médiatico-politique qui « se parle à lui-même », selon l’auteur. La première moitié du livre est une suite d’événements connus : sa rencontre avec Alain Juppé, « à l’occasion d’un événement qu'[il] ne [racontera] jamais à personne » ; le fait que son patron aime converser en latin ou qu’il ne faut jamais lui faire sauter de repas… OK.
L’auteur revient aussi sur les quelques « coups » réussis au cours de la campagne : une interview dans Valeurs actuelles avant celle dans Les Inrocks et la « Juppémania » qui s’en suivit, ou encore la visite surprise d’Alain Juppé au Touquet, au nez et à la barbe de Nicolas Sarkozy.
Boyer l’apparatchik n’a pas vraiment d’intérêt. Les « combats d’arrière-cuisine », les « négociations sous le manteau » n’intéressent en réalité que peu de monde. Non. L’intérêt de l’exercice réside essentiellement dans le récit des 800 jours, entre l’annonce de la candidature de l’ancien Premier ministre et sa défaite à la primaire. « Sans savoir, je viens d’entrer dans une lessiveuse, dont je ne devais ressortir, contre mon gré, que 27 mois plus tard », évoque Boyer. L’homme fend alors l’armure et laisse son cynisme grinçant au vestiaire. Le même pourtant, qui fit sa réputation sur Twitter, où il a longtemps excellé dans l’art de ciseler sa pensée en 140 caractères max.
Un témoignage sincère
Loin de l’acte de contrition, ces 270 pages sont à prendre comme le ressenti sincère et à froid du plus proche conseiller du candidat déchu… Ou plutôt vaincu, après avoir mené la course, seul en tête pendant plus de deux ans. Au fil des pages et des sondages, Boyer tente d’explorer les pistes d’un échec inattendu, jusqu’à la veille du premier tour de la primaire, le 19 novembre : « Si nous affrontons FF, c’est perdu. »
Rase campagne n’est pas un livre politique comme les autres. Il faut le lire d’un bloc et ne pas se contenter de feuilleter entre les pages. C’est bien écrit, toujours drôle même si, parfois, un poil de mauvaise foi. Comme lors de l’absence de réaction de son champion après les attentats de Nice du 14 juillet : « Je n’ai jamais pensé que le point de savoir qui avait réagi en premier avait une quelconque importance aux yeux des Français. » Personne n’y croit.
La rudesse physique d’une campagne
L’ouvrage nous fait découvrir une autre facette de Gilles Boyer, loin de celle de l’homme au petit sourire au coin des lèvres, un peu trop sûr de lui. On découvre alors la souffrance physique d’une campagne, le corps qui appelle à l’aide, un matin de mars 2016, après un début de malaise :
« Ce jour-là, j’ai compris qu’une campagne était physique, ce qu’AJ et d’autres avaient compris depuis longtemps », reconnaît-il. Et la solitude de l’homme chargé de rassurer tous les autres : “Toute la journée, je dois rassurer les inquiets, et inquiéter les rassurés, comme AJ me l’a toujours appris. Mais qui me rassure quand moi, je suis inquiet. Et qui m’inquiète, moi, quand je suis trop sûr de moi ?”
Ce livre est en enfin le récit d’un respect – sinon d’amitié – entre deux hommes pudiques. Une pudeur exprimée de façon différente ; le renfermement pour l’un, l’ironie pour l’autre. « Un ami, c’est quelqu’un qu’on connaît par cœur et qu’on aime quand même », témoigne très justement Boyer. D’ailleurs, il endosse bien 99 % de la défaite pour sa pomme et il peine à cacher sa dévotion pour l’édile bordelais :
« Pendant ces 800 jours de campagne, je me suis demandé tous les jours quelle était la meilleure allocation possible pour le temps d’AJ, notre bien le plus rare et le plus précieux. Comment l’utiliser au mieux ? »
Ou encore :
« Durant 800 jours, j’avais l’impression d’avoir été la vigie utile de l’agenda. Mais en fait, je n’ai fait qu’arbitrer entre le plus urgent et le moins urgent, et non pas entre l’urgent et l’important. »
Après un chapitre concerné à « comprendre » la défaite, le livre sur conclut sur la manière de « rebondir ». Pour Boyer, l’écriture semble un exutoire. Rase campagne est son quatrième livre – deux ont été écrits avec son « frère », le maire du Havre Edouard Philippe. C’est le premier qui n’est pas une fiction. Il sait bien que le temps d’Alain Juppé est désormais révolu : « Je peux désormais envisager avec liberté un engagement personnel. » Plus loin : « Le moment est venu de voler de mes propres ailes (…) Parmi les qualités requises, il me manquera toujours le culot, mais désormais j’ai l’indifférence et la persévérance. Quant à la lucidité, je sais que tous ceux qui s’en prévalent en manquent singulièrement. » Ca ne vous rappelle personne ?
Rase campagne, de Gilles Boyer, éd. JC Lattès, 270 pages
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