Deux essais viennent questionner la rivalité féminine, un sujet délicat à l’heure de #MeToo et de la sororité brandie face au patriarcat. Idée reçue populaire ou véritable phénomène? D’où vient ce sentiment, pourquoi le ressent-on et surtout comment s’en débarrasser?
Les femmes sont-elles toutes des garces entre elles? C’est une question délicate qui dérange, et ce encore davantage au moment où la sororité est dégainée par les féministes du monde entier comme ultime rempart à la société patriarcale. Pourtant, il n’est pas rare d’entendre d’une petite fille qu’elle est une peste et d’une femme que c’est une “vraie langue de pute”. Même l’anglicisme “bitcher” semble être majoritairement utilisé pour désigner les ragots colportés entre femmes sur d’autres femmes. Depuis la nuit des temps, ces dernières sont réputées pour se méfier les unes des autres, se “crêper le chignon” et ne se faire aucun cadeau. Mais quelle est la part de vérité dans ce cliché communément admis? Si la rivalité féminine est, en plus d’une idée reçue populaire, une réalité, qu’on en a toutes plus ou moins fait l’expérience un jour, d’où vient-elle et que signifie-t-elle en creux? Et surtout comment s’en débarrasser? C’est à ces questions qu’ont essayé de répondre trois autrices dans deux excellents essais: le premier s’intitule En finir avec la rivalité féminine (Éd. Les Arènes) et a été écrit par Élisabeth Cadoche et Anne de Montarlot, le second, Rivales (Éd. Flammarion), est signé par Marie-Aldine Girard.
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Au départ, cette dernière, journaliste, était partie pour écrire sur la sororité avant de changer d’avis après avoir entendu plusieurs personnes lui répéter la même phrase: “Il n’y a rien de pire que les femmes entre elles.” La quadragénaire, à qui l’on doit l’ouvrage à succès La Femme parfaite est une connasse, décide alors de s’intéresser à l’origine de cette rivalité, elle qui a grandi avec une sœur jumelle et a longtemps cru à une “sororité innée” avant de “prendre conscience que les autres n’étaient pas comme ça”. Marie-Aldine Girard a interviewé une centaine de femmes et a constaté qu’aucun domaine n’était épargné par la rivalité féminine. “Elle se manifeste au sein de l’entreprise bien sûr, des groupes d’amies, confirme la journaliste et autrice Élisabeth Cadoche, mais il existe aussi une rivalité intra-familiale, qui peut s’exercer entre soeurs, entre belles-mères et belles-filles et même entre mères et filles.”
Le patriarcat au coeur de la rivalité féminine
Alors d’où vient cette rivalité? Les causes et les origines sont assez nombreuses à en croire Élisabeth Cadoche. “Il y a bien sûr une origine historique, on peut évoquer les favorites, de la fin du Moyen-Âge à la Révolution, qui avaient recours à toutes sortes d’intrigues pour éliminer leurs rivales et accéder au mariage, explique-t-elle. Des histoires qui se perpétuent toujours aujourd’hui dans l’inconscient collectif avec “les contes et légendes qui nourrissent l’imaginaire de notre enfance à l’image de Cendrillon et de ses épouvantables demi-soeurs”. Ce contexte pousse insidieusement les femmes à intérioriser la misogynie ambiante et à reproduire des comportements sexistes. Marie-Aldine Girard abonde dans le même sens: “Nous sommes élevées dans l’idée que les filles sont faibles, gnan-gnan et nulles, la société nous fait comprendre qu’être une femme, ce n’est pas bien et on finit par le croire.” Face à la dévalorisation du féminin dès le plus jeune âge, certaines, remarque l’autrice, essayent alors de se démarquer des autres femmes en affirmant qu’elles ne s’entendent pas avec elles et qu’elles leur préfèrent les hommes: “Le regard de la femme sur son propre sexe est encore biaisé, déformé par des siècles de domination masculine, conditionnant toujours notre façon de nous envisager les unes les autres”, écrit la journaliste dans Rivales. Dans une société patriarcale, “il est plus facile de se ranger du côté des hommes, souligne Élisabeth Cadoche. Surtout lorsque ce sont eux qui détiennent la plus grosse part du gâteau et que les femmes se contentent des miettes, voyant chacune de leurs paires comme des ennemies potentielles à même de leur enlever ce qu’elles ont obtenu à la sueur de leur front. Comme l’explique Marie-Aldine Girard, “les femmes ne seraient pas en rivalité dans un monde où elles auraient la place qui leur convient, celle qui leur est due”. C’est ce que l’on appelle le syndrome de la Schtroumpfette, qui a été théorisé par l’essayiste américaine Katha Pollitt: dans les oeuvres fictionnelles, il est courant de trouver un groupe d’amis hommes dans lequel se trouve un seul et unique personnage féminin, en général très stéréotypé, qui n’existe pas en dehors du regard masculin. Chez les Schtroumpfs, on retrouve ce phénomène: chacun a un trait de caractère dominant (le bricoleur, le gourmand, etc.) tandis que la Schtroumpfette, elle, n’en a aucun: elle est juste “la femme”. Et ce système, on le retrouve dans la vie quotidienne: “Dans les groupes de travail ou dans les groupes de potes, il y a toujours ‘la fille du groupe’, et comme on sait que cette place est chère, on est flattée d’être l’élue parce qu’à nos yeux, être validée par les hommes reste quelque chose de valorisant”, écrit Marie-Aldine Girard. Et ce, que l’on soit hétérosexuelle ou lesbienne, comme le remarque Athina Gendry, journaliste et créatrice du podcast en cours de financement Lesbiennes au coin du feu: “Quelle que soit l’orientation sexuelle, avoir la validation des hommes reste importante. On s’est construites avec cette idée qu’il fallait s’intégrer à leur groupe.” Et lorsque les places sont limitées, la compétition peut vite se transformer en rivalité.
Manque de confiance en soi et poids de la comparaison
Pour comprendre la rivalité féminine, il est en effet nécessaire de la distinguer de la compétition. “Cette distinction […] est primordiale dans la compréhension de ce qui se joue ici”, écrit Marie-Aldine Girard. Et de citer l’ouvrage Tripping The Prom Queen, de l’autrice états-unienne Susan Shapiro Barash, où cette dernière “explique que dans la compétition, on est consciente de sa valeur et qu’on mesure ses compétences et ses forces à celles de l’autre, alors que la rivalité est fondée sur la peur d’être supplantée par l’autre”, écrit-elle. Fondatrice et rédactrice en chef de la revue féministe Gaze, Clarence Edgard-Rosa travaille depuis plusieurs années sur la rivalité féminine et mène actuellement une “enquête intime” sur le sujet, à paraître aux éditions Grasset. Elle abonde: “La rivalité féminine est basée sur une misogynie intériorisée. La compétition peut être tout à fait saine, mais ici, on parle d’une détestation intériorisée des autres femmes, et donc de soi-même.” Pour Élisabeth Cadoche et Anne de Montarlot aussi, la rivalité féminine se différencie de la rivalité masculine par son aspect larvé, intériorisé. “Les diktats du patriarcat et du sexisme ont enfermé la femme dans un rôle. On lui a appris à se taire, à bannir l’expression ouverte de l’agressivité, de la compétition, de la jalousie, et à ne pas s’attaquer de façon frontale”, affirment-elles dans leur livre, avant d’égrener la liste -digne d’un véritable thriller psychologique- des manifestations de cette rivalité entre femmes: “La violence ainsi étouffée dégénère en agression relationnelle, avec des comportements tels que l’exclusion, la trahison, le rejet, les ragots, les rumeurs, toutes sortes d’humiliations qui viennent contredire la légendaire douceur des femmes.”
Se pose alors la question du prix à gagner à l’issue de cette malsaine et silencieuse compétition: quel est l’enjeu de cette bataille que nous nous livrons à nous-même, en pensant à tort la livrer à d’autres? L’historienne Charlie Danger, qui a mené en 2019 une conférence TEDx sur le sujet, et que citent plusieurs des autrices susmentionnées dans leurs recherches, convoque, pour y répondre, Charles Darwin et sa théorie de la compétition intrasexuelle. D’après elle, une partie du phénomène s’explique par la nécessité pour une majorité de femmes d’assurer leur rôle reproductif et, pour ce faire, de pouvoir s’accoupler avec un homme -une théorie un rien essentialiste et hétérocentrée, dont elle précise évidemment qu’elle n’est pas la seule explication à mettre dans la balance. Son talk, intitulé “Pourquoi vous ne vous sentirez jamais la plus belle”, décortique les mécanismes de la rivalité entre femmes et met en exergue le sujet de la beauté féminine, clé de voûte, d’après elle, de cette rivalité. Un constat repris par Marie-Aldine Girard: “Depuis la nuit des temps, l’objectif est d’être choisie par l’homme pour assurer sa descendance et être protégée. Et pour être choisie, il fallait être belle et donc choisie parmi les autres femmes. Dans un village, tu regardais du coin de l’œil les femmes plus belles que toi et tu ne pouvais pas leur vouloir du bien. Tu ne pouvais pas t’élever par un autre biais que le mariage. La matrice n’a pas pu évoluer en si peu temps, après toutes ces années et tous ces siècles, on ne peut pas avoir oublié tout ça.” Dans les communautés queer, pourtant, si les rivalités entre femmes existent comme partout, d’autres horizons semblent possibles: “D’abord, ce ne sont pas les mêmes canons de beauté. La diversité des physiques et des styles est beaucoup plus grande que chez les hétérosexuel·les, où les canons de beauté sont assez réduits. Entre les fem et les butch, il y a mille possibilités. De plus, vu qu’on est dans une dynamique de déconstruction du patriarcat, on essaie de déconstruire la monogamie ou, du moins, la notion d’appartenance. On va trouver cela beaucoup moins sain de vouloir posséder quelqu’un, il y a une volonté de réinventer les relations. Enfin, on est parfois proches des autres femmes pour des raisons qui vont au-delà de la drague, pour des raisons politiques et parce que l’on comprend le vécu des autres. C’est pour ça qu’on se retrouve fréquemment dans des configurations où l’on reste proche de son ex-partenaire, ou même que l’on devient amie avec de la nouvelle copine de son ex”.
Si Marie-Aldine Girard invoque le passé ainsi qu’une mémoire quasi génétique pour expliquer nos réflexes de rivalité, Élisabeth Cadoche et Anne de Montarlot pensent au contraire que les temps modernes n’ont jamais été aussi propices à faire de la beauté le “terrain privilégié de la rivalité”. “Autrefois, les unions étaient des accords conclus entre deux partis, deux familles, pour éviter la dispersion de terres ou des titres, la corruption de la descendance. Qu’importe la beauté, pourvu qu’on ait le rang, le domaine ou la dot!”, écrivent-elles, avant de pointer du doigt les méfaits d’applications comme Instagram, qui ravivent à notre ère ces réflexes archaïques en nous poussant à nous regarder et à nous comparer sans cesse. “Instagram est un exhausteur de rivalité, ça nous prend au piège”, complète à l’oral Élisabeth Cadoche. Pour démontrer à quel point nous sommes nos pires ennemies, Marie-Aldine Girard s’appuie sur une étude réalisée par l’organisation britannique anti-harcèlement Ditch the Label afin d’affirmer que, sur les réseaux sociaux, “ce sont paradoxalement plutôt les femmes qui utilisent des termes misogynes et péjoratifs pour attaquer intentionnellement les autres femmes”.
La (pop) culture de la rivalité
Mais la rivalité féminine n’a évidemment pas attendu Mark Zuckerberg pour diffuser sa culture toxique. Depuis qu’Héra, Athéna et Aphrodite se sont disputé la pomme d’or lors des noces de Tétis et Pelée (Cadoche et de Montarlot racontent ce mythe dans leur ouvrage), les récits populaires se nourrissent de femmes qui se déchirent entre elles. Ainsi, depuis la nuit des temps et dès le plus jeune âge, nous grandissons avec la conviction que les autres femmes sont nos rivales: “Depuis l’enfance, j’ai l’impression d’être bercée par des représentations de rivalité féminine, de duos qui s’entretuent”, confie Clarence Edgard-Rosa. Journaliste et autrice d’Utopies féministes à l’écran, un essai sur la représentation des amitiés féminines au cinéma et dans les séries, Pauline Le Gall confirme cette intuition: “Dans l’histoire du cinéma, lorsqu’on voit deux femmes à l’écran, c’est souvent pour une histoire de rivalité. Je pense par exemple à Eve, de Joseph L. Mankiewicz, sur une femme jeune qui va essayer de prendre la place d’une autre plus âgée. Il y a toujours cette idée qu’une femme en chasse une autre, qu’elles sont manipulatrices, qu’elles vont se remplacer.” De Cendrillon à Gossip Girl en passant par Feud, la série de Ryan Murphy qui traite de la légendaire rivalité entre les actrices Bette Davis et Joan Crawford, le petit et le grand écran ont été -et sont toujours- d’importants relais de ce mythe de la rivalité, comme toutes les industries de la pop culture, qui les a d’ailleurs souvent elle-même orchestrées ou entretenues en coulisses. Ainsi, dans les années 30, la rivalité entre Greta Garbo et Marlène Dietrich découlait-elle d’une stratégie publicitaire de la Paramount. Et c’est ce même studio qui organisait en 1957 un dîner dans lequel fut prise la célèbre photo de Sophia Loren regardant en coin le décolleté de sa voisine de table, Jayne Mansfield (cliché qui sert de couverture à un autre essai sur la rivalité paru en début d’année, Rivalité, nom féminin, de Racha Belmehdi). En musique, on peut citer par exemple “l’éternelle rivalité”, pour reprendre un titre de Voici, entre Britney Spears et Christina Aguilera. Mais on se souvient aussi, dans les années 90, de la même ambiance délétère entre certaines musiciennes pourtant féministes proclamées, comme Courtney Love envers Kathleen Hanna, du groupe Bikini Kill. Quand l’industrie n’est pas à l’origine de ces duels qui servent à faire le buzz et exacerber la ferveur des fans (un classique aussi chez les artistes hommes, comme les Beatles contre les Stones, ou Blur contre Oasis), c’est la presse et notamment la presse people qui fait les choux gras de cette rivalité. “Les magazines qui entourent la cellulite sur les cuisses des stars, ça perpétue la vision désolidarisée de la femme”, dénonce Élisabeth Cadoche, tandis que Clarence Edgard-Rosa s’insurge contre ces pratiques: “La presse people a une grosse responsabilité sur le sujet. Notamment dans le fait de nous inviter continuellement, pour nous rassurer, à moquer d’autres femmes prises en photo dans de mauvaises conditions. C’est présenté comme quelque chose de léger, mais en fait, c’est d’une violence extrême.” En musique, les choses semblent progressivement évoluer, avec des femmes qui se soutiennent de plus en plus ouvertement. Les plus installées invitent les plus novices à faire leur première partie, comme le duo Brigitte le faisait régulièrement lors de ses tournées, ou veillent à recruter des femmes dans leurs équipes, comme le fait Jeanne Added depuis plusieurs années. L’avènement des séries a, lui aussi, charrié son lot de sang neuf en termes de représentations, dès lors que les writing rooms se sont ouvertes aux femmes. Dans son ouvrage, Pauline Le Gall cite par exemple Broad City, Glow ou Crazy Ex Girlfriend, qui retournent le schéma de la rivalité ou en font tout simplement fi. La journaliste constate la même tendance en littérature: “Je vois beaucoup d’autrices qui se connaissent et se soutiennent, comme un contrepied à cette rivalité qui existait quand peu de femmes étaient publiées. C’était alors un tel privilège de l’être, que la solidarité entre femmes n’était pas tellement encouragée.”
La sororité, seule porte de sortie?
Ouvrir aux femmes les espaces de récit et de pouvoir leur permet d’envisager les autres non plus comme de potentielles cibles à abattre, mais comme de possibles alliées. Il y aurait, à cet endroit, matière à s’inspirer des milieux queer: “Pour nous, c’est peut-être plus important d’être sorores, de dire qui l’on est pour la société et de faire bloc face aux attaques. De s’envisager comme des compagnes de lutte plutôt que comme des rivales”, affirme Athina Gendry. “Seule, on va plus vite, ensemble, on va plus loin”, dit l’adage, que reprend dans son livre Marie-Aldine Girard. Pour elle, “le seul moyen de lutter, c’est la sororité, être plus bienveillante, ne pas humilier une femme publiquement, ne rien laisser passer à une femme misogyne”. Pour Clarence Edgard-Rosa, la première étape vers la sororité doit passer par un examen de conscience et il faut “réussir à avoir un regard critique sur la façon dont nous nous sommes nous-même illustrées comme de mauvaises féministes. J’ai l’impression d’avoir été sur informée sur le sujet, et pourtant ça ne m’a pas empêchée de replonger dans la rivalité féminine à plein d’endroits et de moments de ma vie. Il faut réussir à balayer devant notre porte et regarder droit dans les yeux les moments dans lesquels nous-mêmes alimentons cette rivalité.” Élisabeth Cadoche va également dans ce sens: “Pour arriver à davantage de sororité, on peut essayer de désapprendre, comme arrêter de commenter le physique des autres femmes, ne pas faire de commérages, de ne pas relayer des ragots et ne pas avoir peur de déplaire aux hommes […]” Mais l’idéal est encore de ne pas avoir à effectuer cette gymnastique mentale pour lutter contre nos conditionnements, et d’intégrer ces valeurs dès le plus jeune âge. “La sororité est essentielle, mais aussi l’éducation des petites filles et des petits garçons. C’est la clé”, affirme-t-elle. Qu’on se le dise, l’avenir appartient à celles qui ne bitchent pas.
Faustine Kopiejwski et Julia Tissier
En finir avec la rivalité féminine, Élisabeth Cadoche et Anne de Montarlot, Éd. Les Arènes.
Rivales, “Il n’y a rien de pire que les femmes entre elles”, Marie-Aldine Girard, Éd. Flammarion.
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