Figure du Nouveau Journalisme, Jane Kramer décrit un monde qui change à travers le quotidien du “dernier cow-boy”. Une plongée dans les coulisses de l’Amérique profonde, loin des westerns. Génial.
Correspondante du New Yorker à Paris pendant vingt ans, Jane Kramer a 39 ans, en 1977, quand elle se met à enquêter chez les cow-boys au Texas. Livre culte, Le Dernier Cow-Boy (National Book Award pour la narrative non fiction en 1981) va nous plonger dans le quotidien d’Henry Blonton – et de sa femme Betsy –, le dernier cow-boy du titre, beau, blond, aussi sauvage que mélancolique, et pour cause.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
A 40 ans, Henry est une figure au potentiel romanesque digne des héros des classiques du XIXe siècle : un type plein d’idéaux dans une société qui a changé, coincé entre deux époques, celle où le cow-boy était une figure virile respectée, et celle où il n’est plus qu’un garçon vacher, un sous-fifre précarisé.
Un homme perd pied
Gavé de la mythologie du cow-boy à la John Wayne héritée autant des westerns hollywoodiens que de ses deux grands-pères, cet homme qui perd pied voue encore un culte à cette figure de légende réglant ses comptes au revolver et ses affaires avec une poignée de mains entre hommes.
Mais à la fin des années 1970, les distances sont davantage parcourues en Buick qu’à cheval, les bêtes ne paissent plus en pâturage mais sont parquées et engraissées, la culture de la viande est devenue “l’agroalimentaire”.
Il sait manier le lasso, porte encore chapeau et bottes adéquates, mais c’est son job qui devient obsolète
Henry est à la tête de quatre-vingt mille acres qui ne lui appartiennent pas, les cow-boys travaillant pour des ranchers, eux-mêmes dépendant de l’argent de grandes fortunes anglaises, arabes ou américaines. Il sait manier le lasso, porte encore chapeau et bottes adéquates, mais c’est son job lui-même qui devient obsolète.
Jane Kramer nous dévoile les coulisses d’une Amérique profonde, où les femmes lisent la Bible, les hommes sont alcooliques, et où sexisme, racisme et haine des hippies ont encore cours ; mais où, aussi, une forme de bonté finit toujours par vaincre ces préjugés, au cas par cas. Betsy, la femme d’Henry, est obligée de travailler car le salaire de son mari ne suffit pas à élever leurs quatre filles, Henry ne manque pas de glisser un peu d’argent dans la pogne d’un SDF noir, et lors d’une rixe avec deux hippies dans un bar, c’est son frère Tom et lui qui repartent sévèrement amochés.
Castration symbolique
Kramer a su capter, en articulant son récit autour de plusieurs scènes puissantes – dont l’une, géniale, se passe autour de la réception, de la vaccination et de la castration de veaux –, la castration symbolique qu’éprouvent ces hommes eux-mêmes.
Leurs conversations tournent toujours autour de ce qu’était un vrai cow-boy au temps jadis, et de ce qu’il doit être aujourd’hui, comme s’ils n’en étaient plus très sûrs eux-mêmes. Car comment habiter ce monde qui ne veut plus de vous sinon pour vous exploiter, vous broyer en vous obligeant à renoncer à vos idéaux, ou pire, à une image rêvée de vous-même ?
“Je vais te dire ce qu’est un vrai cow-boy, l’interrompit Henry. C’est un type qui sait manier le lasso, monter un bronco, ou se montrer intelligent. C’est un type tellement obsédé par ses bêtes qu’il sortirait sous la pluie battante ou dans une tempête de neige pour aller sauver une de ses vaches. Pas pour le proprio, mais pour la vache et pour son veau. Le vrai cow-boy, c’est celui qui plonge dans un marécage, voire dans des sables mouvants, s’il en a le courage. Celui qui attache une patte de la bête, puis l’autre. Qui galère à la sortir de là. Qui la fait s’allonger sur le flanc puis, avec son cheval, la tire des sables mouvants.” Qui les tirera, eux, des sables mouvants dans lesquels les changements du monde les ont embourbés, et dans lesquels ils stagnent à force de se rabâcher le refrain du cow-boy valeureux, courageux ?
Les laissés-pour-compte, ce sont eux
Subtilement, Jane Kramer file la comparaison entre les hommes et les bêtes dont ils s’occupent. Les laissés-pour-compte, les malmenés, ce sont eux. Les illusions d’Henry se changeront en naïveté face à un métier qui n’a plus rien à voir avec celui pratiqué par ses grands-pères.
En retraçant toute l’histoire de cette profession et de cette région du Texas, qui appartenait aux Comanches à la fin du XIXe siècle avant qu’ils ne finissent parqués, eux aussi, comme des bêtes, dans une réserve, Kramer inverse très finement la focale. Et si c’étaient eux, les cow-boys, qui étaient désormais les prisonniers d’un espace clos, leurs ranches autant que la place, de plus en plus infime, qu’ils occupent dans la société ?
On croisera un agriculteur abandonné par sa femme et ses enfants, qui vit dans une caravane, un vieux cow-boy qui tentera de se suicider avec un fusil…
On croisera un agriculteur abandonné par sa femme et ses enfants, qui vit dans une caravane, un vieux cow-boy qui tentera de se suicider avec un fusil, un couple de septuagénaires flamboyants (la femme, coiffure platine, chevauche avec un foulard Hermès sur la tête, mais a dû vendre ses boucles d’oreilles en diamants pour se payer un peu de terres). Même ces derniers, qui ont connu l’ancien temps qu’idéalise Henry, auront du mal à le convaincre que la modernité (l’eau courante, l’électricité et le bal tous les samedis soir) a du bon.
Jane Kramer achève son texte sur une scène édifiante : la castration au poignard d’un taureau, par un Henry fou de rage. Loin du glamour hollywoodien des Désaxés, le film de John Huston avec Clark Gable et Marilyn Monroe, Kramer a su d’autant plus profondément exposer la véritable tragédie à l’œuvre dans ces vies cabossées, dans un livre rare, magnifique, à lire absolument.
Le Dernier Cow-Boy (Editions du Sous-sol), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Ina Kang, 176 pages, 18,50 €
{"type":"Banniere-Basse"}