Inspiratrice, édifiante ou insondable… Sept auteurs français décrivent pour nous leur scène de roman préférée. De Lovecraft à Malaparte, de Kafka à Dostoïevski, cartographie des imaginaires littéraires de nos écrivains fétiches. Aujourd’hui : Marie Darrieussecq.
La crise d’épilepsie (in L’Idiot de Dostoïevski)
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“Ce moment est au bord du dicible, au bord de la subjectivité”
Au coeur de L’Idiot, il y a un vide : quand le prince Mychkine bascule dans la crise d’épilepsie. C’est un moment hyper dostoïevskien au sens où on le dit d’un hyper espace : “Si, à cette seconde, c’est-à-dire au tout dernier moment avant la crise, il avait pu avoir le temps de se dire d’une manière claire et consciente : “oui, pour ce moment-là, on peut donner toute sa vie !” alors, bien sûr, ce moment, en lui-même, aurait valu toute une vie”.
Cette phrase me sidère. Je ne parviens pas à la penser, et même à la comprendre. Le conditionnel annule ce qu’elle dit, et pourtant la phrase le dit. Elle se tresse et se croise en son centre, sur le “oui”. Elle a la forme d’un ruban de Moebius. Ce moment juste avant la crise n’existe pas, puisqu’il n’est pas pensé par l’épileptique, et il existe pourtant. Le prince Mychkine, au bord de cette seconde, est là et pas là ; seconde où se concentre toute sa vie, mais seconde impossible, où l’extrême présence à soi coïncide avec sa dissolution. Et le narrateur, lui, est tellement omniscient qu’il entre et sort de la conscience du personnage, dans la même phrase, à toute vitesse.
Ce moment est au bord du dicible, au bord de la subjectivité – je, toujours déjà autre, n’est plus là pour dire son extraordinaire et paradoxale présence au monde. “Moment à la fois atroce et insupportable”, mais aussi moment de “…tranquillité supérieure, joie complète, lumineuse… espoir plein de raison… sensation au degré ultime de l’harmonie, de la beauté… un sentiment de plénitude invraisemblable, insoupçonné, un sentiment de mesure, d’apaisement, celui de se fondre en prière extatique dans la synthèse supérieure de la vie (…)”
Moment de ravissement, aussi épiphanique qu’insupportable, où il n’y a plus ni extérieur ni intérieur. Mychkine est traversé par le monde, pris, saisi, et en même temps entièrement dépossédé. L’Idiot est comme l’envers des Possédés, un monde d’extases brutales opposé à un monde de raisonnements fous.
Tous les grands livres tournent peut-être autour d’un centre absent. Pas forcément “au centre” d’ailleurs, car on peut les ouvrir à n’importe quelle page : ces livres se déploient. Le temps les concerne peu, même quand ils partent à sa recherche : ils redisposent le temps des dates comme l’espace orthonormé. Ils déplacent les lourdes plaques tectoniques de l’histoire littéraire et de l’Histoire tout court.
Ces livres-là décrivent dès avant Freud et Einstein l’érosion du sujet, l’impossible au coeur du temps, l’espace non euclidien, le vide dans la matière. Leur prescience, le lecteur peut ne pas en avoir conscience et s’en tenir au récit, aux personnages. Mais certaines phrases font entendre un son inouï : leur torsion fait résonner le livre. Et toute la littérature recommence, il faut tout repenser, tout reprendre à zéro. Ce n’est pas de l’ordre de la catastrophe, non : c’est de l’ordre de la crise, au sens d’un dérangement de tout ce que l’on savait avant. Au sens aussi de l’attaque, de l’accès – ainsi Lewis Carroll a écrit sa Chasse au snark non en chapitres mais en “crises” (fit, en anglais). La crise épileptique est précédée, dans mon souvenir de L’Idiot, par des pages annonciatrices qui forment comme un orage magnétique. La phrase éclate autour du “oui” comme un éclair bizarre, chargé de couleurs ; en une dépense, au sens de Bataille. Et le livre en est transformé, vrillé comme les troncs des arbres que la tempête rend inexploitables. Un livre pour rien, qui ne signifie rien, qu’on ne peut pas saisir, attraper, expliquer, mais qui ne cesse de se déplier.
Dernier livre paru Le Musée de la mer (P.O.L)
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