Inspiratrice, édifiante ou insondable… Chaque semaine sept auteurs français décrivent pour nous leur scène de roman préférée. De Lovecraft à Malaparte, de Kafka à Dostoïevski, cartographie des imaginaires littéraires de nos écrivains fétiches. Aujourd’hui : Emmanuel Carrère.
“Une scène d’épouvante a déterminé ma vocation d’écrivain”
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(in Le Témoignage de Randolph Carter de HP Lovecraft)
Je devais avoir 12 ans quand j’ai découvert dans la bibliothèque de mes parents le recueil de Lovecraft Démons et merveilles. C’était un cadeau de mon oncle à ma mère, cadeau assez saugrenu car elle ne s’intéressait absolument pas à la littérature fantastique et n’a dû en lire, dans le meilleur des cas, que quelques pages. Moi, le premier récit m’a accroché pour la vie.
Le narrateur du Témoignage de Randolph Carter commence par raconter ses relations avec un certain Warren, personnage inquiétant adonné aux sciences occultes. Il l’a assisté dans des expériences que lui-même qualifie d’“impies”, a percé avec lui des secrets heureusement ignorés des savants les plus audacieux, jusqu’à cette nuit sans lune où tous deux se sont retrouvés dans un vieux et sinistre cimetière de Nouvelle-Angleterre. Ils violent une sépulture, les premières marches d’un escalier humide apparaissent, Warren décide de descendre dans les profondeurs de la tombe, jusqu’où ? on ne sait pas, mais on comprend qu’il a toutes les raisons d’espérer trouver là-dessous quelque chose de terrible et d’extraordinaire. Ils conviennent que, pendant que Warren descendra, Carter restera à la surface et qu’ils communiqueront par une sorte de talkie-walkie.
La descente est longue, à croire que l’escalier s’enfonce vraiment jusqu’au centre de la terre. Au début, Warren est calme et déterminé, mais à mesure qu’il descend son sang-froid se fissure. Il semble qu’il voie, entende, ressente, surprenne, des choses absolument horribles qu’il ne peut ou ne veut décrire. Sa voix s’altère, exprimant un effroi indescriptible aussi (l’indescriptible est la spécialité de Lovecraft). Du récepteur que tient Carter, terrifié lui aussi, sortent en se bousculant des mots sans suite, comme si Warren en bas était devenu fou ou affrontait quelque chose de tellement abominable qu’on ne peut rien en dire, seulement hurler d’horreur, et Warren justement se met à hurler : “Partez, Carter, partez tant qu’il est encore temps ! C’est… c’est pire que tout ce que nous avons pu imaginer. – J’arrive, Warren, tenez bon”, bredouille Carter, mais l’autre hurle de plus belle : “Non ! Non ! Ne faites pas ça ! Barrez-vous, Carter ! Barrez-vous !” Puis, silence. “Warren ?” Long silence, plus rien. Carter est paralysé d’effroi. Il n’ose ni descendre ni s’enfuir. Au bout d’un long moment d’épouvante pure, une voix se fait entendre dans le récepteur, une voix inoubliable et qu’on donnerait pourtant sa vie pour oublier, une voix qui est à la fois celle de Warren et pas celle de Warren, la voix d’un homme et de quelque chose qui voudrait se faire passer pour un homme, une voix que Carter entendra jusqu’à la fin de ses jours et qu’il fuira en vain entre les murs capitonnés d’un asile de fous, et cette voix dit, du fond de la tombe : “Espèce de crétin ! Warren est mort !”
Je me rappelle avec une extrême précision la disposition des deux dernières pages de ce récit. Celle de gauche était pleine, avec un ou deux alinéas, celle de droite prenait fin à mi-hauteur. Il y avait une ligne de blanc, puis la fameuse phrase, en italique : “Espèce de crétin ! Warren est mort !”
Un peu plus tard, j’ai fait un rêve qui consistait en une seule image : celle de ces deux pages ouvertes, pareillement disposées, et dont les derniers mots, au milieu de la seconde page, étaient en italique. Je n’avais pas dans mon rêve le souvenir du récit de Lovecraft, mais je savais qu’il s’agissait d’une histoire d’épouvante (dont je m’étais mis alors à faire une grande consommation) et que ces derniers mots en constituaient la chute – mots sans doute anodins auxquels le contexte donnait une signification abominable. Tout en lisant (dans le rêve), je craignais d’arriver à la fin, je multipliais les ruses, les pauses, les retours en arrière sur la page de gauche, pour différer le moment d’entamer celle de droite dont je savais que, comme un toboggan, elle me conduisait à la catastrophe, aux mots en italique que j’entrevoyais en m’efforçant de détourner le regard.
En y réfléchissant à l’état de veille, je me suis persuadé que le texte de ces deux pages, ce texte inimaginable, débordant d’une épouvante telle qu’elle devait tuer celui qui avait le malheur de le lire, ne faisait que scander la progression du lecteur prisonnier du rêve, suivre et observer sa descente jusqu’à l’ordalie du dernier paragraphe. Il disait : “Le dernier paragraphe, les derniers mots sont si affreux qu’ils pétrifient comme la Gorgone. Et, pour qui les atteint, il n’y a plus de réveil possible, le rêve est terminé, c’est la réalité et elle est effroyable. Tu vas y arriver bientôt. Voilà. Tu y es. Tu y es.”
Le premier roman que j’ai écrit, L’Amie du jaguar, était une extrapolation de ce rêve, et ceux qui l’ont suivi aussi, bien que moins explicitement. Ecrire est longtemps revenu pour moi à m’approcher de la phrase qui tue en même temps qu’à freiner ma glissade vers elle. J’ai fini par la lire, elle ne m’a pas tué. Il me semble qu’elle est devenue inoffensive, peut-être a-t-elle perdu le prestige des italiques. Mais quand on m’a demandé ce texte, j’ai repensé au moment où je l’ai entrevue, à 12 ans, dans le livre de Lovecraft, et s’il existe un mantra qui a déterminé ma vocation, c’est, oui, cette phrase absurde : “Espèce de crétin ! Warren est mort !”
Dernier livre paru D’autres vies que la mienne (P.O.L)
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