Avec “EO”, prix du jury au Festival de Cannes, le cinéaste polonais signe à 84 ans une fable touchante doublée d’un trip sensoriel époustouflant. De “Travail au noir” à “Deep End”, en passant par “Haut les mains !”, il parle de son travail et de sa liberté de penser qui l’ont obligé à quitter son pays à moins de 30 ans.
Sept ans que le Polonais Jerzy Skolimowski, 84 ans aujourd’hui, n’avait tourné un film – depuis 11 Minutes, en 2015, présenté à la Mostra de Venise mais passé relativement inaperçu, en tout cas beaucoup plus qu’Essential Killing, avec Vincent Gallo, grand prix du jury à Venise en 2010. EO (“Hi-han” en français), en compétition officielle à Cannes cette année, récompensé par le prix du jury, a marqué les esprits. Skolimowski y reprend à son compte, actualisé, le génial pitch du non moins génial Au hasard Balthazar de Robert Bresson : les aventures et mésaventures d’un âne au contact de divers·es représentant·es de l’espèce humaine.
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“J’ai vu Au hasard Balthazar il y a des années, explique Skolimowski. Sans doute très peu de temps après sa sortie en 1966. J’ai souligné plusieurs fois, dans des interviews, notamment pour les Cahiers du cinéma, que ce film était le seul à m’avoir jamais tiré une larme… J’étais tellement profondément ému par la fin du film, quand l’âne mourait. C’est la leçon que j’avais reçue de Robert Bresson : le destin d’un animal peut émouvoir plus fortement que le destin d’un être humain. À la suite de cela, j’ai toujours gardé à l’esprit l’idée de réaliser un jour un film dont le personnage principal serait un animal. Mais ça nous a pris beaucoup de temps, à mon épouse Ewa Piaskowska [coscénariste du film] et à moi, pour accepter l’idée que cet animal serait un âne. Et nous avons commencé à élaborer l’intrigue de EO.”
Cet âne solitaire et atrabilaire aurait-il quelques points communs avec le cinéaste ? Skolimowski sourit : “EO reflète mon propre caractère. J’aime la solitude, je ne suis pas très sociable. Donc vous avez sans doute un peu raison. Et puis j’avoue que j’ai l’entêtement qu’on accorde couramment aux ânes.”
Jerzy Skolimowski est loin d’être un inconnu : il est considéré comme l’un des membres du Nouveau Cinéma polonais ayant émergé dans les années 1960. Jusqu’à ce que Haut les mains !, en 1967, ne dépasse les bornes admises par la censure communiste (notamment parce qu’un portrait de Staline arborant quatre yeux y figurait…) et bouscule totalement sa vie. Mais nous y reviendrons.
Attentif, alerte et prêt à accomplir son devoir
Qui est Skolimowski ? Il est né en 1938 en Pologne, à Lodz (prononcer “Woutsch”) ; son père, ingénieur et résistant, a été tué par les Allemands pendant la guerre, en 1943 ; sa mère, résistante aussi, a caché des Juifs. À la Libération, elle part travailler à Prague, alors en Tchécoslovaquie, où Jerzy la suit. De retour en Pologne, il entame des études de cinéma dans la plus prestigieuse école, celle de Lodz, dont Roman Polanski est lui aussi sorti.
Skolimowski publie des poèmes, aime le jazz. Écrit des dialogues pour Polanski (Le Couteau dans l’eau, en 1962), commence à tourner des longs métrages très personnels, dont il interprète souvent le premier rôle. Malin, il réalise en 1964 son premier long, Signe particulier : néant, à partir de trois courts tournés pendant son séjour à l’école de Lodz qu’il avait conçus de sorte qu’ils puissent être regroupés. Skolimowski y dépeint les errances de la jeunesse désenchantée, désœuvrée des pays de l’Est, avec un culot maîtrisé pour ne pas se voir censuré.
“J’aime tourner vite parce que la rapidité de tournage donne de l’énergie à toute l’équipe, le sentiment que nous travaillons dans l’urgence”
Dès ses premiers films, le style de Skolimowski frappe par sa rapidité de trait (de tournage, de mise en scène) : “J’ai toujours travaillé vite. Pour plaisanter, j’ai dit un jour que j’en ai vite marre de ce que je suis en train de faire. Mais c’est plus ou moins une plaisanterie. J’aime tourner vite parce que la rapidité de tournage donne de l’énergie à toute l’équipe, le sentiment que nous travaillons dans l’urgence. C’est cette atmosphère que j’aime sur un plateau : que chacun se sente attentif, alerte et prêt à accomplir son devoir.” Et cette énergie déteint sur le film.
Repartir à zéro
Improviser fait aussi partie de sa marque de fabrique : “J’improvisais sur les tournages, j’étais responsable du montage du début à la fin (le final cut), ce qui me garantissait une liberté qui est je crois aussi une caractéristique de mon cinéma. Je me souviens même d’une situation surréaliste, une année à Cannes : Walkover [son deuxième film, en 1965] était sélectionné, et pendant la projection officielle, je me suis précipité dans la cabine de projection. À l’époque, comme vous le savez, les films étaient divisés en plusieurs bobines. Eh bien, là, en pleine projection (nous devions en être à la moitié du film), j’ai coupé la fin de la dernière bobine, peut-être trente secondes ou une minute de film, parce que j’avais décidé que le film serait meilleur ainsi !”
Il en rit encore. Puis ajoute : “Je suis un cinéaste intuitif, je ne spécule pas. Je n’ai pas de théories intellectuelles que j’essaierais de mettre méticuleusement dans un film. Je travaille d’instinct, presque par caprice. Si j’aime une chose, et qu’elle ne rentre pas dans le projet, je prends le risque de la garder. Je ne l’utilise que parce que je l’aime. Je crois en mon instinct.”
Il aime aussi les projets qui se montent vite, un peu n’importe comment, comme l’étonnant Le Départ, son premier film non-polonais, film belge plus Nouvelle Vague qu’un film Nouvelle Vague, une histoire abracadabrante de courses de voitures avec un Jean-Pierre Léaud survolté. Écrit en un mois, tourné en quelques semaines avec une petite équipe, le film remporte l’Ours d’or à Berlin en 1967 !
“‘Haut les mains !’ a ruiné ma carrière, j’ai été pratiquement expulsé de Pologne et j’ai dû changer de vie”
Et puis Haut les mains ! est montré aux autorités polonaises. Il est interdit et, là encore, tout va très vite. La liberté qu’affectionne tant Skolimowski, et dont il se targue encore comme étant l’une de ses qualités, se retourne contre lui. Il raconte, avec une émotion qui ne semble pas l’avoir quitté totalement : “Haut les mains ! a complètement ruiné ma carrière, puisque j’ai été pratiquement expulsé de Pologne, et j’ai dû changer de vie dramatiquement ; j’ai dû émigrer, j’ai dû chercher du travail dans un pays dont je ne connaissais pas la langue. Ce fut terrible, et j’avais deux fils en bas âge, et j’ai eu beaucoup de difficultés à continuer.” Il n’a pas encore 30 ans alors.
Il continue : “J’ai dû repartir de zéro. Je ne connaissais quasiment personne dans l’industrie du cinéma hors de Pologne, j’étais complètement seul. Je n’avais pas d’amis, je ne savais pas où aller, si je devais m’installer en Angleterre, en Italie ou immigrer aux États-Unis… Une période très sombre de ma vie. Je ne savais pas quoi faire pour m’en sortir, pour imaginer mon futur.”
Lorsque je glisse un timide : “Mais vous avez réussi, finalement ?” Il me répond avec mélancolie : “Disons plutôt que je me suis débrouillé pour survivre et que je m’en suis tiré… Mais réussir… Si j’étais resté en Pologne, j’aurais sans doute réussi ou j’aurais eu une carrière en tout cas totalement différente. Si Haut les mains ! avait pu sortir, il aurait – qui sait – pu ouvrir les yeux du public sur la situation politique de la Pologne et peut-être entraîné des changements… Peut-être évité à la Pologne de continuer à vivre sous la botte lourde des Russes… Comment savoir ?”
“Le numérique, globalement, donne plus de liberté pour tourner. C’est plus facile de bouger, de transporter les éléments”
Toujours est-il que Skolimowski tourne alors, en 1970, l’un de ses plus beaux films, Deep End, devenu aujourd’hui un classique. L’histoire d’un jeune adolescent qui va découvrir l’amour avec une fille plus âgée que lui dans le décor coloré d’une piscine. Un film qui révèle aussi l’un des aspects (“My trademark !”, plaisante-t-il) les plus importants du cinéma du Polonais : son travail sur le son.
“J’ai réalisé le deuxième film enregistré en son Dolby après Apocalypse Now. The Shout [Le Cri du sorcier, 1978] a beaucoup marqué à l’époque. Je crois que le pouvoir de l’image et du son, quand il est poussé à son maximum, crée cet incroyable effet du cinéma.” Et il continue à utiliser les technologies les plus avancées, c’est-à-dire aujourd’hui le numérique : “Le numérique, globalement, donne plus de liberté pour tourner, car il nécessite moins de lumière, donc moins de matériel d’éclairage. C’est plus facile de bouger, de transporter les éléments, etc.”
La peinture et les ânes
Si vous demandez à Skolimowski le film de lui qu’il préfère, il vous répond Travail au noir, sorti en 1982. L’histoire d’un chef de chantier polonais débarqué à Londres clandestinement (nous sommes avant la chute du mur de Berlin), avec trois ouvriers qui, eux, ne parlent pas un mot d’anglais, pour refaire la maisonnette d’un riche compatriote. C’est la période de Solidarnosc (une union de syndicats polonais fondée en 1980 et dirigée par Lech Walesa), et quand l’état de siège est décrété décrété en 1981 par le général Jaruzelski, le personnage principal, zélé, cache à ses compatriotes qu’il a été instauré : sa priorité est de terminer le chantier. Alors, pour nourrir les ouvriers, il se met à voler dans les supermarchés, prêt à tout pour remplir son contrat.
Il raconte : “Travail au noir fut très important pour ma reconnaissance. Nous avons réussi à réagir immédiatement à ce qui se passait, à refléter ce qui était en train de se dérouler dans la vraie vie. Les événements historiques qui avaient eu lieu en décembre 1981 se sont retrouvés projetés à Cannes cinq mois plus tard ! Dans un état de choc, j’ai immédiatement conçu ce film, et il a remporté un prix à Cannes en mai 1982. J’ai fait en sorte de persuader un acteur célèbre, Jeremy Irons, de participer à ce film que nous avons tourné en dix-huit ou dix-neuf jours, et j’ai trouvé l’argent pour le faire en seulement quelques jours ! Ce fut pour moi, sur le plan personnel, une vraie réussite.”
“Je leur dois beaucoup aux ânes du film. Ils m’ont permis de les utiliser de la manière qui a été comprise, bien accueillie, admise”
Skolimowski vit aujourd’hui en Pologne, où il se dit heureux parce qu’il peut aussi y exercer sa deuxième activité artistique, fondamentale, elle aussi reconnue à l’international : la peinture. Avant de quitter Skolimowski, je lui pose une dernière question : “Quand vous avez reçu le prix du jury à Cannes, vous avez seulement remercié les six ânes qui se sont succédé pour jouer le rôle d’Eo dans le film. J’ai trouvé ça très drôle. Mais pourquoi ?” Il rit et me répond :
“Parce que le discours typique de remerciement est toujours le même : ‘Merci au jury, merci à Untel et à Untel’, et c’est très ennuyeux pour tout le monde. En même temps, c’était très honnête, parce que dans les faits je leur dois beaucoup aux ânes du film. Ils m’ont permis de les utiliser de la manière qui a été comprise, bien accueillie, admise. Donc je les ai remerciés du fond du cœur. J’aime beaucoup les ânes : ils sont doux, polis et…” Je le coupe : “Et bons acteurs ?” Il sourit : “Dans les mains d’un bon cinéaste, oui !” [rires]
EO de Jerzy Skolimowski, avec Isabelle Huppert, Sandra Drzymalska, Lorenzo Zurzolo (Po., It., 2022, 1 h 27). En salle le 19 octobre.
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