Avec “Harlequin”, la Viennoise nous offre l’un des meilleurs albums pop de 2022, sous influence de Todd Rundgren et Curtis Mayfield mais aussi d’un clown triste, Pierrot. Fascinant.
Désolée de vous décevoir, mais vous n’apprendrez pas ici qui est Sofie Royer. Du moins, pas vraiment. Nous-même cherchons toujours. Il y a ce petit tablier blanc de soubrette avec lequel elle nous accueille en cette journée parisienne caniculaire (“Ça me permet de ne pas me tacher lorsque je peins, et c’est plus joli qu’une blouse à manches longues”), il y a ce maquillage de clown qu’elle arbore sur la pochette de son nouvel et deuxième album, Harlequin, comme sur scène. Il y a son Instagram, qui regorge de photos d’elle posant comme pour mieux singer le principe même du réseau social. Il y a ses morceaux pop de facture classique.
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Reprenons. Sofie Royer est née à Palo Alto, en Californie, d’une mère autrichienne et d’un père iranien qui, travaillant dans les technologies de l’information, déménagent beaucoup. Entre ses 12 et ses 18 ans, Sofie Royer vit à Vienne, une ville “sublime et hantée par son passé artistique comme par les deux guerres mondiales”, dit-elle, une ville “profondément mélancolique” aussi, qui forme pour elle comme une bulle coupée du monde et qui la marquera profondément.
Une “cool girl” qui bosse pour dix
Passionnée de violon, elle entre au conservatoire de musique qu’elle quitte avant la fin, lassée de se faire “torturer” par des profs tyranniques. Sofie Royer pratique la musique, la danse classique, le théâtre. À 19 ans, elle retourne en Californie, à Los Angeles, où elle effectue un stage dans le label de hip-hop Stones Throw (MF Doom, J Dilla, Madlib…). Elle s’y fait embaucher au bout de quelques mois. Puis embraye en organisant, en parallèle, des soirées pour Boiler Room (dont le principe est de les retransmettre en direct sur internet).
Elle a 20 ans, est une cool girl, et bosse pour dix. Sa mère est alors diagnostiquée d’un cancer. Sofie Royer décide de lever le pied et de retourner vivre à Vienne, où elle réside toujours.
Là, elle reprend des études aux Beaux-Arts, peint et compose ses propres morceaux au violon, au piano, et à la guitare. Son ancienne boss chez Stones Throw la contacte un beau jour en lui demandant si elle peut les écouter.
Chose faite, elle lui propose instantanément de la signer. Et voici comment l’ancienne stagiaire rejoint le catalogue Stones Throw avec un premier album, Cult Survivor, sorti en 2020. On y entend l’influence de Todd Rundgren, mais aussi de Gary Wilson, Serge Gainsbourg, Steely Dan et de la city pop japonaise. Malgré sa qualité, Cult Survivor passe un peu inaperçu… La pandémie survient, le confinement aussi. Sofie Royer se retrouve d’autant plus isolée.
Labyrinthe de miroirs
Pour s’occuper, elle écrit des morceaux et s’entraîne au karaoké, seule chez elle, pimentant le tout en se travestissant. Un soir, elle sera Brigitte Bardot. Le lendemain, Arlequin ou Pierrot, le clown triste. Sa langueur mélancolique rejoint son humour, son extravagance. Sofie Royer se passionne pour les figures de bouffons du roi – qui doivent divertir une cour royale ou seigneuriale tout en s’en moquant allègrement – et de Pierrot, fascinée qu’elle est par l’idée du divertissement, de l’autodérision, comme par ces personnages qui ne cessent d’inspirer et de nourrir les expressions artistiques au fil des siècles, de Marlene Dietrich à Bowie en passant par le mime Marceau.
Sans surprise, l’un de ses films préférés est Showgirls de Paul Verhoeven, considéré comme une daube à sa sortie, devenu culte depuis en ce qu’il met en scène le grand labyrinthe de miroirs que forme Las Vegas, et le pacte faustien qui soutient l’industrie du divertissement. Si cette réflexion méta est au cœur du deuxième album de Sofie Royer, Harlequin, elle n’en pollue pas pour autant la beauté brute, simple, pop de ses morceaux. S’y glisse, simplement, une forme de malice, de pas de côté qui leur offre toute leur singularité.
Ainsi de Klein-Marx, chanté en allemand et baptisé du nom de ce pont qu’elle traversait tous les jours pour se rendre aux Beaux-Arts. “Je raconte avoir voulu, certains jours de dépression, me jeter du haut de ce pont. Mais ce pont est bien trop petit pour se suicider, et le canal du Danube n’est absolument pas profond. D’où la blague contenue dans le morceau. Oui, j’aurais pu faire du stand-up !”, raconte-t-elle en riant.
Sofie Royer est avide de musiques, diggant partout, tout le temps, chez les disquaires comme sur YouTube, Soundcloud ou Spotify. “J’ai vraiment grandi en écoutant la pop music qui passait à la radio comme 10cc, ou Moi… Lolita d’Alizée. Aujourd’hui, j’écoute toujours Abba en boucle dans le métro. J’aime aussi John Cage, et j’aurais pu faire de la musique plus expérimentale, mais pour moi, la vraie subversion, c’est de parvenir à composer un grand morceau de pop qui ne vieillit pas et que l’on écoute toujours avec le même plaisir.”
“Je ne cherche pas la perfection mais à être honnête avec moi-même”
Harlequin porte cette pop à la Rundgren et Curtis Mayfield mais, aussi, son amour de la musique classique (Sofie jouait dans la section jeunesse de l’orchestre philharmonique de Vienne) comme du cabaret. En ouverture, le single Schweden Espresso est irrésistible, et se profile d’ores et déjà comme l’un des grands morceaux pop de 2022.
“Je ne cherche pas la perfection mais à être honnête avec moi-même. Il n’y a rien de plus blessant que de se mentir à soi-même, de se forcer à être ce que l’on n’est pas”, nous explique-t-elle, en tirant sur sa cigarette. Lorsqu’on lui demande, justement, de préciser qui elle est, elle répond : “Moi, je veux poursuivre ce que l’on ne peut imaginer.” Quelques minutes auparavant, elle nous racontait, dans un de ses éclats de rire solaires : “Mon psy me dit souvent qu’il n’y a pas de verre à moitié plein ou à moitié vide. Il y a un verre avec de l’eau dedans, c’est tout.” Insaisissable et merveilleuse Sofie Royer.
Harlequin (Stones Throw/PIAS). Sortie le 23 septembre. Concert le 4 octobre à Paris (Trabendo).
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