A l’heure où plus de 1500 personnes viennent d’être interpellées en Russie à l’occasion des manifs anti-corruption les plus importantes depuis 2012, retour avec l’historienne franco-russe Galia Ackerman sur le climat de mécontentement régnant actuellement dans le pays. L’élection présidentielle approchant, la répression violente des mouvements sociaux par le régime s’accélère.
Plus de 1 500 personnes ont été interpellées lundi 12 juin en Russie, alors qu’elles manifestaient pacifiquement contre la corruption dans le pays. Parmi elles, Alexeï Navalny, opposant farouche au régime. Pourquoi une telle répression de la part du pouvoir en place ?
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Galia Ackerman – Il faut remettre tout cela en perspective : il y avait déjà eu une manifestation le 26 mars, déjà à l’appel d’Alexeï Navalny. Son film documentaire, Ne l’appelez pas Dimon, où il dénonce la corruption du Premier ministre Dmitri Medvedev, a été visionné près de 23 millions de fois. Cette diffusion gigantesque a créé beaucoup de remous dans le pays, d’où les protestations dans la rue. Mais ce qui est intéressant dans tout ça, c’est que cela s’inscrit dans un certain contexte. Là, nous sommes en juin 2017. L’élection présidentielle aura lieu dans neuf mois, en mars 2018. Je pense que les autorités voient que ça commence à chauffer, je crois qu’elles ont peur. Il faut donc réprimer les manifestants dès le début, de façon à stopper ce mouvement, car il pourrait prendre de l’ampleur, vu la grogne généralisée actuellement dans le pays. Ce n’est pas dans l’intérêt du pouvoir en place, s’il souhaite être réélu avec une majorité confortable, de laisser faire.
Outre la question de la corruption des autorités, de quoi cette “grogne généralisée” est-elle le nom ? Pourquoi un tel ras-le-bol des Russes actuellement ?
Il y a bien plus de raisons d’être mécontent maintenant, qu’il y a cinq ans, lors de l’élection de Poutine à la présidence. 2012 a marqué l’année où le pétrole montait et où Poutine pensait pouvoir contrôler l’Europe avec cette manne. Or, cette manne ne tombe plus. La Russie a subi des sanctions dans le cadre de la crise ukrainienne, et le sursaut de fierté nationale, suite à l’annexion de la Crimée – que la majorité des Russes a toujours considérée comme russe – est en train de s’épuiser. Le régime n’a pas eu de grands succès internationaux récemment : certes, il a peut-être contribué à faire élire Trump, mais il y a maintenant aux Etats-Unis un climat anti-russe tel qu’on n’en avait pas vu depuis l’ère du Maccarthysme. Idem pour son soutien aux pro-Brexit en Grande-Bretagne : les Anglais ne sont pas pour autant plus amicaux avec eux. En France, c’est Macron, soit le candidat que le pouvoir abhorrait le plus, qui a été élu… Bref, le régime ne peut plus se vanter de rien au niveau international. Et, dans le même temps, le niveau de vie à l’intérieur du pays a beaucoup baissé. Les revenus baissent, les retraites aussi, il y a beaucoup plus de gens pauvres. Donc les actes de corruption des autorités scandalisent encore plus, d’autant qu’il y a une sorte de saturation : cela fait plus de 18 ans que Poutine est au pouvoir. C’est logique que les gens manifestent : ils disent ça suffit ! Mais les opposants sont très méritoires : c’est potentiellement dangereux.
Quel danger courent-ils ?
Le 12 juin, outre les interpellations, des gens ont été passés à tabac. L’idée du régime, c’est d’intimider les manifestants. En les menaçant notamment, comme cela avait été le cas lors de la manifestation du 26 mars. Par exemple, à l’époque, des personnes ont été menacées d’être privées de leurs droits parentaux s’ils laissaient leurs enfants retourner en manif, ou bien de priver leurs ados d’entrée à l’université [l’AFP, citée par l’Express, relaie elle une information de l’organisation OVD-Info, spécialisée dans la surveillance des manifs, qui parle « d’enquêtes ouvertes pour manquement à leurs obligations parentales en matière d’éducation”, ndlr] Sans compter les peines d’emprisonnement, comme cela été le cas lundi. Navalny a par exemple été condamné à 30 jours de prison, et avait déjà été emprisonné 15 jours après la manif du 26 mars.
Est-ce à dire que le régime serait en train de basculer dans une sorte de dictature ?
Je ne sais pas si l’on peut définir le régime comme dictatorial, mais autoritaire, il l’est à coup sûr. Parfois, des gens utilisent le terme de “démocrature” pour qualifier le pouvoir en place, c’est-à-dire qu’il aurait les atours démocratiques – mise en place d’élections, etc – mais serait en fait une dictature… C’est en tout cas un régime qui est bien plus verrouillé qu’en 2012. Les libertés se sont rétrécies, les opposants au régime sont attaqués beaucoup plus sévèrement. Les médias audiovisuels sont étroitement contrôlés – aucune image de la répression des manifestations n’a été diffusée à la télévision – tout comme les médias sur Internet, de plus en plus touchés. Plusieurs sites d’opposition sont bloqués, il y a déjà eu des cas de personnes condamnées pour avoir reposté ou liké des infos qui ne plaisaient pas aux autorités (à lire sur La Croix – ndlr).
Bon, si on voit le verre à moitié plein, on peut aussi se dire que l’interpellation de tous ces manifestants montre l’émergence d’un mouvement social porté par la jeunesse russe, dans un contexte plus global de manifs anti-corruption dans les pays d’Europe de l’Est, comme on l’a vu en Roumanie. C’est ce que dit par exemple un historien russe dans un papier du New York Times, mettant en avant le fait que des jeunes ont manifesté dans des villes habituellement pro-Poutine et non politisées…
C’est très simple : quand vous voyez que vos dirigeants vivent dans une opulence inimaginable alors que votre famille n’a pas forcément de quoi manger à la fin du mois… il ne faut même pas être très politisé pour comprendre ça. Je pense que le documentaire d’Alexeï Navalny a beaucoup joué dans la prise de conscience que ce régime est anti-social. Après, je ne sais pas jusqu’où ils vont le suivre. Navalny veut se présenter à l’élection présidentielle, mais sera vraisemblablement empêché de le faire, du fait de ses peines de prison notamment. Du coup, je pense qu’il est dans un logique, à défaut de pouvoir se présenter, de continuer à faire monter la pression dans la rue. Mais en mai 2012, lors de la dernière grande manif d’opposition, cela s’était très mal terminé, le mouvement avait été stoppé net. Je n’exclus pas que quelque chose comme cela se produise encore, car ce n’est pas du tout dans l’intérêt du régime de laisser faire avant les élections.
Sur un autre sujet, la situation des homosexuels en Tchétchénie, République constitutive de la Fédération de Russie, est elle-aussi très préoccupante…
La Tchétchénie est un territoire très à part. Poutine a acheté sa propre tranquillité, en quelque sorte, en installant au pouvoir là-bas un dictateur extrêmement sanguinaire, Ramzan Kadyrov. Il a pratiquement carte blanche pour faire ce qu’il veut, semer la terreur. Mais le pouvoir central ne s’en mêle pas car Kadyrov tient son propre peuple [deux guerres sanglantes ont opposé Moscou et le territoire tchétchène, aux velléités indépendantistes – ndlr]. En tout cas, dans tout le Caucase russe, l’homosexualité est vue comme une tare. L’atmosphère est globalement homophobe partout en Russie, mais le fait que l’on torture et l’on tue des gays, cela est propre à la Tchétchénie, véritable dictature au sein d’une autocratie féroce. Poutine laisse faire.
Dans ce climat de contestation et de dénonciation du pouvoir en place, Poutine peut-il tenir et réussir à se faire réélire malgré tout ?
Au-delà du mécontentement du peuple, au sein des élites gouvernantes russes, il y a des gens qui ne sont pas stupides et qui sentent que tout cela ne peut pas continuer éternellement, que la Russie a déjà loupé le coche de la modernisation. Ils sentent que ce système de capitalisme d’Etat et de grande oligarchie ne peut pas tenir. Cela marche quand y a la manne pétrolière, mais dès lors que la manne se contracte… les problèmes ressortent. Malgré tout, c’est un régime tellement verrouillé que ce n’est pas du tout facile de faire tomber Poutine.
Propos recueillis par Amélie Quentel
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