Son passage de Canal+ au groupe TF1 a été la sensation du mercato : l’animateur Yann Barthès et sa bande nous racontent comment ils ont vécu un été fait de pressions, de tentatives de débauchage, mais aussi d’excitation.
C’est la photo de famille la plus improbable de l’année. Le 7 septembre, Denis Brogniart et Christophe Dechavanne font leur rentrée bras dessus bras dessous avec les troupes de Yann Barthès, dans la grande tour en verre de TF1.
Autour d’un buffet de hot-dogs, l’animateur historique du Petit Journal se prête au jeu des selfies avec Evelyne Dhéliat et Nikos Aliagas pendant qu’Alessandra Sublet fait des papouilles à Panayotis Pascot, le benjamin de la bande à Barthès. TF1 serait-elle soudainement devenue hype ? Pas vraiment.
Pour comprendre ce qu’il se passe, il faut écouter le discours sur scène d’un homme au crâne lisse et aux lunettes à monture épaisse, Ara Aprikian. Devant le ban et l’arrière-ban de la chaîne, le nouveau directeur des programmes dévoile la stratégie du groupe : doper les chaînes de la TNT (NT1, HD1 et surtout TMC) pour gagner de nouvelles parts de marché.
“Une chaîne premium qui fera l’événement tous les jours”
Alors que les humoristes Eric et Quentin, assis au premier rang, ponctuent chacune de ses phrases par des salves d’applaudissements, Aprikian annonce vouloir métamorphoser la vétuste Télé Monte Carlo en une “chaîne premium qui fera l’événement tous les jours”. C’est au sein de cette chaîne, la 10, que les trublions de l’ex-Petit Journal ont trouvé refuge depuis leur départ de Canal+.
Le divorce remonte au 30 mars. Laurent Bon, le patron de Bangumi et Yann Barthès sont alors convoqués par Vincent Bolloré au cinquième étage de l’immeuble haussmannien de Vivendi, sur la très chic avenue de Friedland, près des Champs-Elysées. Après quelques flatteries d’usage, le big boss de Canal leur annonce son intention de passer en crypté la moitié du Petit Journal et de réduire drastiquement le budget du Supplément, leur émission politique.
“On s’est rendu compte que nous étions un petit maillon au milieu d’une stratégie énorme” Yann Barthès
La discussion est houleuse. Yann Barthès ne cache pas son irritation lorsqu’il comprend que Bolloré ne reviendra pas sur sa décision. “On s’est rapidement rendu compte que nous étions un petit maillon au milieu d’une stratégie énorme et que notre avenir à Canal était sérieusement compromis, raconte Yann Barthès. Les jours qui ont suivi ont été durs. Avec Laurent, on s’est posé, on a réfléchi et puis on a étudié les possibilités de manière la plus froide possible.”
Parmi ces possibilités, celle offerte par Ara Aprikian. Depuis quelques mois, Laurent Bon et Yann Barthès sont en contact avec cet ex-patron du pôle gratuit de Canal qui a rebondi sur TF1 après avoir été violemment éjecté par Vincent Bolloré à l’été 2015.
Faire de TMC une chaîne pour les CSP+
Quelques semaines plus tard, un discret dîner est organisé au sous-sol de l’A.T, un néobistrot japonais situé près de l’île de la Cité. Flanqué de Mathieu Vergne (directeur des programmes de flux à TF1), l’homme qui a transformé l’ectoplasmique Direct 8 en une chaîne attractive leur explique qu’il souhaite repositionner TMC. L’objectif ? Devenir une chaîne pour les CSP+.
Devant un bol de chips de charbon, Yann Barthès décroche. “Mon cerveau s’est envolé, concède Barthès. Mais à un moment donné, comme j’entendais qu’ils continuaient à parler de TMC, j’ai fini par leur dire : ‘Mais de qui on parle au juste ?” “De toi”, lui répondent en chœur les deux têtes pensantes de TF1. De retour chez lui, l’animateur appuie frénétiquement sur sa télécommande pour trouver le canal de TMC qui diffuse alors en boucle des épisodes des Experts et de New York, section criminelle.
D’abord circonspect, Yann Barthès se range finalement aux arguments d’Aprikian.“Ara s’est montré très didactique, il nous a expliqué qu’il allait repositionner toutes les chaînes du groupe et que l’on aurait une liberté énorme, note Barthès. Il m’a dit : ‘Sur cette chaîne, tu pourras faire ce que tu veux. Si demain, vous voulez faire une nuit entière consacrée à la présidentielle américaine, vous pourrez.’ Je lui ai alors répondu : ‘Ça c’est cool, on a un terrain de jeux intéressant.”
“Surtout ne prenez pas peur, on gère”
Même si le nouveau projet paraît exaltant, le départ de Canal ne se fait pas sans douleur. Le dimanche 8 mai, réuni en petit comité, l’état-major de Bangumi entérine la décision. Retranché dans son bureau, Yann Barthès envoie un mail à destination de la centaine de salariés de l’équipe sur les coups de minuit : “Demain, surtout ne prenez pas peur, on gère, mais attendez-vous à vivre un tremblement de terre.”
A 7 h 30, la dépêche AFP annonçant leur départ de Canal+ tombe. Elle est reprise sur toutes les chaînes d’info de France et de Monaco. “Je pensais pouvoir gérer mais, le matin, quand tu entends à la radio : ‘Il est né le 9 octobre 1974 à Chambéry, il a 41 ans et il quitte Canal’, tu as l’impression qu’il s’agit de ta nécro… C’était dur.”
Le lendemain, dans les bureaux de Bangumi dont la vue donne sur le cimetière de Grenelle, l’ambiance est solennelle. Devant la rédaction, Yann Barthès et Laurent Bon expliquent le “projet TMC” : adieu Le Petit Journal, place à Quotidien, le nouveau nom de l’émission.
“A partir du moment où la proposition venait d’Ara Aprikian, il fallait la considérer” Théodore Bourdeau, producteur chez Bangumi
“Si la proposition était venue de je ne sais quel diffuseur qui nous aurait dit qu’il allait nous mettre sur TMC, on n’aurait sans doute pas donné suite, précise Théodore Bourdeau, producteur éditorial à Bangumi. Mais à partir du moment où la proposition venait d’Ara Aprikian, une personne qui connaît aussi bien nos défauts que nos qualités, il fallait la considérer. Bosser avec lui, vu ce qu’il a fait sur D8, tout de suite ça met en confiance. Surtout lorsque l’on sait qu’il ne va pas nous demander de faire Touche pas à mon poste ! mais une tranche d’info à notre sauce.”
Vincent Bolloré annonce son intention de continuer Le Petit Journal
Reste à convaincre tout le monde. Furieux du choix de Yann Barthès, Vincent Bolloré annonce son intention de continuer Le Petit Journal même sans sa tête d’affiche. Charge à Cyrille Eldin de porter ce costume (visiblement trop large).
La direction de Canal+ cherche ainsi à récupérer l’habillage et le plateau coloré du Petit Journal. “Le problème, c’est que contrairement au nom de l’émission ou aux pages Facebook ou Twitter, le décor appartenait à moitié à Bangumi, confie un cadre de Canal+. Il a donc été détruit.”
Pour donner l’illusion que l’aventure continue, la chaîne cryptée s’est également lancée dans une vaste opération de débauchage des troupes de Laurent Bon. “Ils ont essayé de recruter tout le monde chez nous, vraiment tout le monde, assure Barthès. Tous nos journalistes, nos décrypteurs, nos humoristes. Ils les appelaient pour leur dire que Le Petit Journal continuait et qu’ils auraient tort de ne pas rester.”
Au final, seules Catherine et Liliane resteront à Canal+
Eric et Quentin, qui ont débuté comme stagiaires au SAV d’Omar et Fred, hésitent un temps à franchir le Rubicon. “Malgré notre attachement artistique à Bangumi, nous avions aussi une vraie affection pour Canal+, reconnaît Eric Metzger. Et puis, la direction nous a prévenus que si nous partions, ils ne financeraient pas notre prochain film.” Le problème est rapidement levé par TF1 qui s’engage à le produire.
Le tandem comique gagne même le droit d’animer deux à trois prime time au cours de la saison. Au final, seules Catherine et Liliane resteront à Canal+. Pour convaincre le duo de pipelettes incarné par Alex Lutz et Bruno Sanches, Vincent Bolloré a promis de financer leurs prochains longs métrages.
“Nous avons carte blanche” Panayotis Pascot
Aujourd’hui, si les mugs Catherine et Liliane et les bonnettes rouges des micros du Petit Journal ornent toujours les fenêtres de la rédaction, Yann Barthès et ses équipes sont tournés vers Quotidien. Le 7 septembre, à une semaine du lancement de l’émission, le très discret Laurent Bon nous a ouvert les portes de son royaume au fin fond du XVe arrondissement. Loin de l’ambiance sectaire décrite par certains, Bangumi ressemble à un ensemble de cellules travaillant avec une liberté supérieure à beaucoup de boîtes de prod du PAF. “Nous avons carte blanche, témoigne Panayotis Pascot. Ils ne cherchent jamais à vérifier nos textes. Une société de production qui fasse autant confiance à ses artistes, c’est miraculeux…”
Au deuxième étage de Bangumi, l’équipe de décryptage, le réacteur historique du Petit Journal, fonctionne déjà à plein régime. Autour d’une table rectangulaire, six personnes ont les yeux rivés sur de grands écrans 23 pouces et ont de gros casques noirs vissés aux oreilles.
Un solide service de documentation
Coordonnée par Adrien Le Nir et appuyée par un solide service de documentation, cette équipe s’est faite une spécialité d’épingler les éléments de langage, incohérences, répétitions ou lapsus de la classe politique. A côté d’Adrien, Laurent Macabies scrute attentivement toutes les réactions qui ont suivi le renvoi en correctionnelle de Nicolas Sarkozy dans l’affaire Bygmalion.
“C’est le seul mec en France qui écoute toutes les matinales, rigole Adrien. Il compile tout. Et parfois, il sort des trucs incroyables. Par exemple, depuis huit ans, il a un dossier sur son bureau dans lequel il enregistre toutes les images où Jean-Luc Mélenchon tousse. Et un jour, il s’est rendu compte que ça survient à chaque fois qu’il parle de l’Allemagne. Et il a fini par s’en servir !”
A la recherche du nudiste qui a croisé Emmanuel Macron et sa femme
Les reporters sont également sur le pied de guerre. Au début du mois de septembre, Martin Weill a décollé pour New York pour tenir un duplex quotidien de l’élection présidentielle américaine tandis que Paul Larrouturou est parti à la recherche du nudiste qui a croisé Emmanuel Macron et sa femme cet été sur une plage de Biarritz.
Dans une petite salle, Amélie Arnaud, la chef monteuse, checke le pilote de l’émission. Celle dont Laurent Bon aime à dire que “sans elle, il n’y aurait pas eu de Petit Journal”, passe attentivement en revue les premières séquences de Quotidien. L’objectif : vérifier que l’ADN de l’émission a survécu au changement de chaîne.
“Je veille à ce que toutes les séquences aient le même rythme, confie-t-elle entre deux pianotages sur son clavier Avid. Nous avons désormais soixante-cinq minutes à produire chaque jour puisque l’émission sera diffusée de 19 h 10 à 20 h 30. C’est un peu stressant mais ça nous donne l’occasion de repartir de zéro…”
“Petit journal et gros malaise”
Repartir de zéro, c’est sans doute ce qu’aurait dû faire Cyrille Eldin. Au milieu de la rédaction, trois membres de l’équipe de production jettent un regard amusé sur une chaîne de télé faisant défiler les titres des articles de presse évoquant Le Petit Journal nouvelle formule (“Petit journal et gros malaise”, “Voyage au bout de l’enfer”). Le soir de sa première, ils n’étaient qu’une dizaine de curieux à être restés dans l’open space de Bangumi pour assister au spectacle.
Yann Barthès a préféré s’isoler dans son bureau avec Laurent Bon et Martha Mailfert, une assistante-réalisatrice qui dessine parfois des choses vulgaires sur son texte lorsqu’elle le sent stressé. Cette fois-ci, Martha n’a pas eu besoin de sortir son crayon. “Yann l’aurait mal vécu si Cyrille Eldin avait réutilisé nos codes, mais là l’émission n’avait plus rien à voir avec ce que nous avions connu”, affirme un salarié de Bangumi. Au bout de dix minutes, tout le monde a arrêté de regarder.”
Au moment de découvrir le pilote de l’émission dans la grande salle de montage de la rédaction, Yann Barthès confie avec le sourire : “Comme tu peux le voir, on garde notre ton, nos troupes, nos bureaux, rien n’a changé si ce n’est que ça sera un peu plus long et plus riche.”
Quelques minutes plus tard, il est pourtant contredit par son reporter Hugo Clément : “Pour la première fois, nous sommes accrédités aux universités d’été du FN, c’est une première historique ! Ils n’ont pas dû se rendre compte que derrière l’équipe du Quotidien se trouvait toute celle du Petit Journal.” Le Petit Journal est mort, vive Quotidien.
Quotidien du lundi au vendredi, TMC, 19 h 10