Le livre de l’anthropologue photographe Daniel Jack Lyons semble nous dire : “Regarde et fais silence, car ici commence un territoire inconnu – qui a échappé au bruit permanent de notre société.”
Voilà un livre qui maintient sa distance et nous impose de faire de même. Ce serait dommageable, en effet, d’en violer les frontières et d’y faire entrer du bruit, du sale, de la société. Alors son auteur, Daniel Jack Lyons, anthropologue américain et accessoirement photographe, impose en cinq images le silence. La première ouvre Like a River et représente, en ombre chinoise, un homme de dos.
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En amorce, puisque le reste de la photo montre un mur sur lequel le soleil, trop fort, vient taper. Puis c’est l’intérieur d’une chambre modeste. Puis deux garçons, assis de profil, dans un paysage amazonien presque hors du temps – ils ne se disent rien. La quatrième laisse voir une eau sale, où flottent des bouts de bois, un vieux journal, un torchon blanc. Enfin, en très gros plan, une main coiffe avec douceur les cheveux d’un·e autre.
Des portraits selon leurs désirs
Le livre n’a pas encore abordé son sujet qu’il semble dire que celui ou celle qui entre là doit d’abord accepter qu’on lui tourne le dos, qu’on ne lui parle pas, et doit regarder en face les déchets que supposent ses sales habitudes. Laisser à terre son impérialisme naturel, ses privilèges qui lui font croire que l’on peut disposer de la nature comme de l’autre, l’user et la juger. Notre société n’a plus sa place à partir de cette frontière.
Si ce monde à venir s’est réfugié là, c’est d’abord pour échapper à notre regard
Nous sommes en Amazonie brésilienne, le long de la rivière Tupana. Des communautés queer et trans y vivent à l’écart. Une culture de la jeunesse qui vient qui ne correspond pas au cliché Ushuaïa de l’Amazonie originelle. Pas de flûte de pan, pitié. Pas de vies primitives. Ce n’est pas un monde ancestral qui habite ce point précis de l’Amazonie, mais le modèle d’un monde pour demain. Et si ce monde à venir s’est réfugié là, c’est d’abord pour échapper à notre regard.
L’équilibre du projet de Daniel Jack Lyons (présenté à Arles l’été dernier avant de devenir ce livre) est donc fragile, traversé de contradictions : présenter par l’image des vies qui se dérobent à nous. Pour les préserver, il lui faut déplier des stratégies infinies : chaque portrait des membres de ces communautés est mis en scène selon leurs désirs. Le photographe anthropologue prend l’image mais ne la dirige pas. Pour que son projet ne saccage pas les existences de celles et ceux qui le fascinent et qu’il appelle ses ami·es.
Ce qui est politique dans les images de Daniel Jack Lyons, c’est qu’elles ne demandent jamais à ces corps de se justifier
Une douceur, de l’ordre de l’invitation
Lyons, dans ses textes de présentation à Arles, précisait qu’il est lui-même un membre de la communauté LGBTQI+, mais cette prévenance ne le protège qu’à peine. Il serait naïf de croire qu’elle donne d’office un visa à ses images. Ce qui touche aux espaces safe pose des questions qui ne concernent pas uniquement la préférence sexuelle, mais le point de vue.
Quel regard politique pose-t-on sur un corps pour qu’il cesse d’être à jamais désigné comme exclu, minoritaire ? Comment regarder à son tour des corps, considérer des choix de vie, que d’autres yeux ont chassés du centre et contraint de rester à la marge ?
Ce qui est politique dans les images, justes et belles, de Daniel Jack Lyons, c’est qu’elles ne demandent jamais à ces corps de se justifier. Certaines donnent à voir une douceur, de l’ordre de l’invitation. Incitation à venir voir, comprendre, sans préjugés. D’autres, au contraire, nous renvoient à la gueule, en un œil noir, toute la violence dont ils ont été l’objet : regarder mais pas toucher. Pas toucher à la sérénité qui donne à ces communautés leurs accents de miracle. La photographie est toujours une histoire de distance.
Like a River de Daniel Jack Lyons (Loose Joints), édition bilingue anglais/portugais, 112 p., 46 €. En librairie.
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