Accompagnant l’essor des médias de masse, l’ère des célébrités et les luttes décoloniales, les portraits d’Elizabeth II racontent une histoire visuelle du siècle.
Par sa longévité seule, la reine d’Angleterre aura accompagné les changements iconographiques du siècle. Si elle fut, au cours de ses 70 années de règne, la monarque la plus représentée de l’Histoire, cela a tout à voir avec les bouleversements des techniques de reproduction et de diffusion de l’image.
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Certes, l’iconographie du pouvoir a toujours été placée au cœur de la monarchie. Sa prise en charge le fut autrefois par les portraits officiels des peintres de cour, étroitement chevillés au développement d’un genre : la grande peinture d’histoire, de Holbein (Henry VIII d’Angleterre) à Van Dyck (Charles 1er d’Angleterre), en passant par Velázquez (Philippe IV d’Espagne) et Goya (Charles IV d’Espagne). Mais, lorsque naît en 1926 celle qui sera couronnée Elisabeth II en 1953, c’est la photographie qui, d’abord, enregistre les premières images de son règne, par la suite jeté dans le flux de l’image reproductible, des journaux à la télévision. Déjà, l’ère de la célébrité se profile. Bientôt, elle sera à son apogée.
Icône mass-médiatique
Alors, parmi les représentations d’artistes émanant de commandes officielles tout autant que de traitements plus personnels, le statut d’icône mass-médiatique se rajoute au traitement. L’exemple le plus éclatant serait, en 1985, la série des Reigning Queens d’Andy Warhol.
Qu’un Américain s’empare du sujet n’a rien d’anodin. Ses sérigraphies colorées, réalisées d’après photographies officielles des reines alors en exercice, en montrent quatre : la reine Elizabeth II, mais également la reine Béatrice (Pays-Bas), Ntfombi Twala (Swaziland) et Margrethe II (Danemark). Chacune, dès lors, est traitée comme n’importe quelle autre célébrité : des icônes de papier glacé elles aussi hollywoodiennes, symboles de pouvoir sans plus d’individualité que des timbres postaux.
La série, exposée la même année à la galerie Leo Castelli à New York, fut mal reçue. Sans surprise : apogée du kitsch pour la plupart, esprit anti-démocratique à l’extrême pour les Américain·es tout particulièrement. Warhol lui-même en tiendra grief à la galerie, expliquant avoir exclusivement conçu les portraits pour l’Europe.
En 2012, la Royal Collection de la famille royale britannique en acquiert quatre éditions : ils constituent les seuls portraits pour lesquels la reine n’a pas posé, ou qu’elle n’a pas commandés. Des commandes officielles, cependant, il y en aura, et de nombreuses. Et pour coller aux temps changeants : à la fois en photographie et en peinture.
Le pouvoir de l’image en question
Au début de l’été, une exposition organisée par la maison de vente Sotheby’s à Londres permettait d’en dresser un aperçu. Sous l’intitulé Pouvoir & Image, le panorama était organisé à l’occasion de la célébration des 70 ans de règne d’Elizabeth II tout en englobant cinq siècles de portraits de monarques au féminin.
Parmi les représentations marquantes de la première, il faut ajouter, en photographie, la manière dont l’allemand Thomas Struth applique au sujet son traitement radicalement neutre. Connu pour ses représentations ultra-formelles de foules anonymes au musée ou d’inventaires architecturaux d’immeubles et voies ferrées, la commande passée par la National Portrait Gallery de Londres à l’occasion du 60e jubilé, et présentée dans le cadre d’une exposition à la Scottish National Gallery à Edinburgh en 2012, montre la reine et le prince Philip dans leurs appartements : statiques, poses étudiées, se fondant dans le décor.
Avec The Queen and Prince Philip, The Duke of Edinburgh (2011), la reine n’a même plus l’apanage du féminin : elle est un insigne du pouvoir, sans corps, sans expression, traitée par l’œil mécanique avec la même objectivité que le détail d’une moulure ou d’un brocard. Pourtant, Elisabeth II est vieillissante, seule marque subjective accidentelle, marquant l’écart avec, par exemple, la série de photographies réalisée par Cecil Beaton, tout en flous romantiques et sourires à la dérobée d’une jeune fille, plutôt que d’une reine, à l’orée de son règne en 1953.
En France, certain·es se souviennent peut-être de l’exposition du japonais Hiroshi Sugimoto, photographe lui aussi, organisée à l’automne-hiver 2019 au château de Versailles. Là, le maître du noir et blanc, et d’une éternité atemporelle, présentait un ensemble de représentations de grands personnages. À Versailles, c’étaient Louis XIV, Madame du Barry ou Napoléon, “petite fête de fantômes”, selon ses termes. Des portraits réalisés d’après leurs effigies de cire au musée Madame Tussauds de Londres. La série, initiée en 1999, contient également un portrait de la reine d’Angleterre,, Queen Elizabeth II (1999). Frontale, en pied, insignes de sa fonction en parure, et paradoxalement, par le regard adouci et les marques du temps au front, d’une humanité plus douce que dans les poses officielles. Manière de refléter que la cire, les effigies, se laissent quant à elle approcher sans détours, là où le masque de chair, lui, est d’emblée devancé par le protocole séculaire.
D’autres regards, d’autres centres
Enfin, intégrée au sein de l’exposition de 2022 à Sotheby’s, la plus récente représentation en date permet également de mesurer le chemin parcouru. Il n’en va plus, cette fois-ci, du statut de l’image. Cette dernière, dès lors qu’elle devient reproductible, assigne aux portraits officiels la tâche de recapturer quelque chose d’une maîtrise de l’apparaître, dès lors dissolu dans les clichés volés des paparazzis et les détournements des icônes officielles.
Il en va plutôt d’un changement social, qu’aucun·e contemporain·e, et quelle que soit sa proximité avec l’épicentre du pouvoir, ne saurait plus guère ignorer. Oluwole Omofemi, la petite trentaine, est peintre, nigérian, et ses muses, ce sont, dans ses mots, les femmes noires et leurs chevelures naturelles, traitées en aplat à la manière d’auréoles.
À l’origine du portrait peint qu’il réalise de la reine (The Queen, 2022), il y a une commande du magazine Tatler, en vue de l’exposition en question. Là, sur fond jaune, elle est jeune, porte à la fois l’auréole noire et les insignes du pouvoir. Comme base à la représentation se trouve une photographie de la visite d’Elizabeth II au Nigeria en 1956, où le grand-père de l’artiste la vit passer en voiture. Retour au Pop art en quelque sorte, mais depuis d’autres centres.
Il n’y a pas, chez Oluwole Omofemi, de critique directe. Plutôt un constat plus vaste : l’épicentre de l’art, comme du monde, change lentement, mais inexorablement. Désormais, les codes de la représentation sont dictées par les créateur·trices du Commonwealth. Ce sont elleux qui sont les sujet·tes du regard et de la fabrication des icônes, sollicité·es par une maison royale à bout de souffle, et en perte de légitimité.
Alors peut-être que le subterfuge est un dernier sursaut pour conserver le pouvoir, mais c’est un sursaut malgré tout : car si des siècles de portraits royaux nous auront enseigné quelque chose, c’est bien que la représentation est plus que jamais un enjeu majeur – symbolique, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus concret.
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