En se résumant à sa façade, la Reine d’Angleterre a permis à tous·tes de se projeter sur elle, créant l’illusion d’une proximité avec son peuple. Elle aura incarné celle vers qui se tourner quand tout va mal : une icône. Analyse.
Hier soir à Londres, impossible d’approcher Buckingham Palace : les quartiers de Pall Mall et de St James’s étaient envahis de milliers d’hommes et de femmes venu·es rendre un dernier hommage à la Reine d’Angleterre. Ce matin, au rayon presse des épiceries anglaises, le portrait d’Elizabeth II, décédée hier après-midi, se répète sur toutes les unes des quotidiens, donnant raison à Andy Warhol qui en fit le sujet d’une série de portraits sérigraphiés en 1985.
Car Elizabeth fut peut-être la plus warholienne de tous les monarques, voire de toutes les stars, se fondant dans une image, un rôle, qu’elle accepta d’endosser dès son accès au trône en 1952, à l’âge de 25 ans, et pendant 70 ans de règne, posant pour les plus grands photographes (de Cecil Beaton à Annie Leibovitz) dans son costume de reine, pariant sur la façade comme unique vérité, le reste ne regardait personne d’autre que son mari, le prince Philip, sa famille, et éventuellement sa garde rapprochée, c’est-à-dire son précieux staff.
Never explain, never complain
Elle finit même par ne se vêtir que de couleurs caricaturalement pop, jaune citron, rose bonbon, vert pomme, affichant des cheveux d’un blanc presque irréel et des paupières fardées de bleu ou de blanc. Du blanc ou des couleurs plus que vives pour être visible de loin lors de ses apparitions en public, pour que tout le monde puisse la voir, devenant ainsi, dans un même mouvement, la femme la plus visible du monde et la plus invisible aussi. Car sa force aura consisté à ne présenter qu’une face d’elle-même, la monarque, aussi opaque qu’un écran, aussi calme qu’un bas-relief, parfait paravent derrière lequel se faire disparaître elle-même. Faisant de la formule typiquement anglaise “Never explain, never complain”, son mantra autant personnel que politique. Son plus grand exploit consista à ne jamais rien commenter en public et sa plus grande performance d’avoir su résister à dire quoi que ce soit d’intéressant en sept décennies.
En se ramassant derrière la façade, en se réduisant à celle-ci, Elizabeth II sera devenue l’écran parfait sur lequel les Britanniques ont pu se projeter, ou projeter tout ce qu’elles et ils voulaient qu’elle soit, opérant une forme de transfère quasi œdipien, ou amoureux, bref psychanalytique, sur cette femme incarnant par sa seule présence physique Dieu, le pouvoir, et la maternité. Chacun·e pouvant ainsi se sentir, en son for intérieur, proche de cette femme sans jamais l’avoir rencontrée et en ignorant tout de ses véritables pensées. D’ailleurs, ce matin, tous les journaux britanniques, du Guardian au Daily mail en passant par le Times ou le Daily Telegraph, ont consacré des dizaines de pages à raconter combien Elizabeth était en fait “normale”. Elle avait un sens pratique développé, un immense sens de l’humour, des goûts simples, un quotidien composé au fond des mêmes choses que son peuple : elle n’aimait rien tant que s’asseoir dans un sofa avec une cup of tea ou un verre de gin ou de Dubonnet, pour regarder des jeux à la télé, MasterChef ou sa série préférée, Line of duty.
Une femme du peuple ?
Son plus grand secret jamais dévoilé et qui la rendait encore plus aimable et aimée : elle conservait ses céréales dans une boîte en plastique. C’est ainsi que les Britanniques la fantasmaient : comme eux, proche d’eux, à mesure qu’ils et elles se méfiaient de plus en plus de la classe politique. C’est ce mélange d’attitude suprême et de proximité terre-à-terre qui en fit un mystère. Qui était-elle vraiment ? Plutôt Reine, ou plutôt Lilibet ? Un mystère qui la rendit si inspirante qu’on lui dédia pléthore de livres, biographies, documentaires, films et enfin la plus palpitante des séries, The Crown. Dans laquelle, lorsqu’elle est incarnée par Claire Foy elle est Lilibet, émouvante et intime, ou se révèle aussi froide et bornée qu’une reine crispée sur son statut, quand jouée par Olivia Coleman.
Une icône, elle l’est devenue de son vivant, restant toujours fidèle, même en mouvement et en 3D, à l’image iconique qu’elle sut se créer à force de photos posées, figée dans un cadre avec robes d’apparat, couronnes et diadèmes. Même hors scène, les accessoires de son lifestyle : corgis, cheveux dans un foulard, tailleurs en tweed, broches en diamants, colliers de perles, bottes en caoutchouc, châteaux à Windsor et Balmoral, plaid en tartan, paniers à pique-nique, théières en argent, et sa seule addiction : l’afternoon tea… incarnaient une Angleterre de toujours, la quintessence de la Grande-Bretagne. Une esthétique cosy et intemporelle, rassurante car inchangée depuis le début du XXème siècle, même si elle ouvrit la monarchie au progrès et aux nouveaux médias dont, d’abord, la télévision.
Le sens du devoir
Si elle eut l’intelligence de savoir s’adapter, Elizabeth II, par sa dévotion au trône et à son pays, (devenant d’ailleurs pour certain·es cette femme sacrifiée sur l’autel de sa fonction, telle une sainte) a incarné des valeurs elles aussi intemporelles, une stabilité et une constance morales dans des temps extrêmement changeants, anxiogènes, voire immoraux. Devenant ainsi la figure de proue la plus rassurante de tout un pays : son fil rouge, son repère, mais plus perversement aussi, son anti-portrait de Dorian Gray. Car pendant que le pays affichait cette devanture parfaite à la face du monde, le milieu politique anglais pouvait se conduire de plus en plus mal. Des mensonges de Tony Blair pour envahir l’Irak aux récentes parties de Boris Johnson en plein confinement, en passant par un référendum sur l’Europe bêtement instauré par David Cameron, et qui plongera le pays dans un désastreux Brexit.
Saura-t-on un jour ce qu’elle pensait de ses quinze ministres ? Ironie du sort : mardi dernier, deux jours seulement avant de mourir, elle recevait à Balmoral la nouvelle Première ministre du Royaume-Uni, la très conservatrice Liz Truss. Truss sera donc la dernière ministre d’Elizabeth II, alors que le premier fut Winston Churchill. Signe, s’il en fallait encore un, que les temps ont bel et bien changés. La mort de la Reine ne fait que renforcer ce sentiment en Grande-Bretagne de “La fin d’une ère iconique” (titre d’un des hommages du Daily Telegraph). Comme si le pire peut désormais arriver.