There will be blood dans les séries des deux grandes showrunneuses, papesses du féminisme, Jenji Kohan et Jill Soloway. « Orange is the New Black » et « I Love Dick » nous ensanglantent, pour le plus grand bien de la représentation, toujours aussi taboue, des règles.
Flux abondant en prison
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Pour la cinquième saison de Orange Is the New Black, Jenji Kohan, voulait renouveler l’air des murs du pénitencier pour femmes de Litchfield. Elle a décidé de resserrer ses dix nouveaux épisodes sur une durée de trois jours, en pleine mutinerie des détenues. Après la mort en fin de saison précédente de Poussey, asphyxiée par un garde (un moment choc rappelant le tragique « I can’t breathe » d’Eric Garner, victime d’homicide par strangulation d’un policier dans le métro new-yorkais en 2014), la showrunneuse prolonge sa réflexion autour du mouvement Black Lives Matter. Pendant soixante-douze heures, les femmes incarcérées prennent en otage leurs gardes. Malheureusement, cette idée s’essouffle rapidement, le temps s’étiole, donnant l’impression que chaque épisode fait du surplace, malgré la multiplication des points de vus des détenues retrouvant une semi-liberté. Mais Orange is The New Black reste pleine de ressources. Pendant ce putsch, la prison devient un nouveau terrain de jeu. Piper et Alex s’allongent simplement dans l’herbe pour regarder les étoiles, Leanne et son amie toxico découvrent l’armoire à pharmacie tandis que Taystee et ses amies, encore dévastées par le mort de Poussey, tentent de s’organiser politiquement afin de savoir quoi réclamer en échange de la libération des gardes.
Sur leur liste des doléances, récitée lors du troisième épisode, figurent entre autres le droit à l’éducation, une meilleure couverture santé, des visites conjugales, le traitement à égalité de toutes les détenues, des légumes et… des tampons gratuits. Un clin d’œil au premier épisode de cette saison 5 où Gina Murphy met sa main dans sa culotte puis étale son sang sur son visage afin de faire croire au garde Luschek- sorte de nounours mal léché- qu’elle est blessée. Paniqué, il lui ouvre la porte de sa cachette et demande d’où vient le sang. La détenue à l’allure d’une elfe chétive lui explique finalement que tout va bien : ce sont ces règles, « flux abondant ». Elle veut juste qu’il l’aide à arrêter absolument le bruit de l’alarme qui résonne partout dans la prison (et aussi très péniblement dans nos oreilles). Enervé par le stratagème, il refuse de collaborer avec elle, « Piss off Bloody Mary, I am not helping you » (Va chier Bloody Mary, je ne vais pas t’aider).
Les règles, du tabou à l’atout
Cette courte séquence reprend l’idée de saleté associée aux règles, puisque le garde et une autre détenue trouvent le sang sur le visage de Gina répugnant. Pourtant, son geste déjoue d’autres stéréotypes associés à l’écoulement du sang. L’image classique de la femme qui menstrue est celle de l’hystérique ou de l’énervée, alors que Gina est froidement calculatrice et très calme. Mais de manière plus fine, Jenji Kohan glisse un renversement des normes de genre. L’anthropologue Françoise Héritier a noté que les activités dites masculines étaient associés à une perte de sang choisie (la guerre, la chasse) alors que la femme, elle, n’exerçait pas son libre arbitre sur cette perte de sang involontaire, renforçant son image passive. L’ouverture de cette saison cinq est doublement sanglante puisque dans les premières minutes, une détenue vole le pistolet d’un garde et lui tire dessus. Le trou dans sa jambe va lui faire perdre énormément de sang qui se répand partout dans les couloirs de la prison où son corps va être trainé. Ici, la perte du sang du garde n’est pas choisie, elle est même signe de la faiblesse du masculin face au féminin qui revendique une autonomie. Le sang des règles de Gina révèle sa capacité d’agir, elle se l’étale sur le visage comme une peinture de guerre, une arme de combat. Le sang devient sa force, un moyen de gagner puisqu’elle réussit au passage à arrêter le bruit infernal de l’alarme en coupant un fil devant Luschek.
Rares sont les séries qui présentent les règles comme un atout. La majorité du temps, les héroïnes de séries ne saignent jamais. On peut les suivre pendant des saisons, des années, sans une goutte de sang ou presque. On échange discrètement un tampon dans un restaurant new yorkais dans Sex and the City, on tire sur la ficelle d’un tampon au-dessus de la cuvette dans The Girlfriend Experience, on choisit des tampons flux léger dans un rayon de supermarché en croisant un ex dans Fleabag, mais le liquide rouge demeure irreprésentable, le tabou ultime. Sauf bien sûr pour les renversantes et brillantes Jill Soloway et sa co-créatrice Sarah Gubbins qui tapent très fort dans les ultimes images de la première saison de I Love Dick, adaptation de l’œuvre épistolaire de Chris Kraus.
Sang et cyprine
Jusqu’à ce dernier épisode, la couleur rouge était celle des lettres s’imprimant sur nos écrans, retranscription des mots d’amour écrits par Chris à Dick, sorte de cowboy fantasmé dirigeant une résidence d’artistes, à Marfa au Texas, une résidence à laquelle le mari de Chris, Sylvère, participe. L’apparition de Dick dans la vie de cette femme quarantenaire a réveillé un magma de désir qui sommeillait en elle et, après huit épisodes de tension sexuelle, Chris se retrouve chez Dick, prête à se faire dévorer. Mais alors que Dick s’extasie sur ses seins et l’humidité de son entrejambe, il relève sa main pour s’apercevoir que le liquide n’était pas de la cyprine mais du sang. Il laisse alors Chris seule et s’enferme dans la salle de bain pour se laver frénétiquement les mains.
Sidérée, l’héroïne reboutonne la chemise qu’il lui avait prêtée, enfile son caleçon, lui vole son chapeau de cowboy puis se retrouve, au soleil levant, à marcher le long d’une route texane. Un filet de sang coule, en gros plan, le long de sa jambe. Son désir pour Dick, depuis leur rencontre, la renvoyait à une image des femmes, et des femmes artistes, comme étant inférieures aux hommes. Il fallait donc attendre que ses règles débarquent -la ramenant à sa condition de femme- pour qu’elle arrête de voir Dick comme ayant un pouvoir sur elle. Ici, plus d’opposition entre le masculin et le féminin. Chris est habillée en Dick, elle revêt le phallus symbolique de son nom (« dick », en Anglais, signifie également « bite » en plus d’être le diminutif de Richard). L’identité de Dick qu’elle se réapproprie et le sang réel de son corps coexistent. Une sorte de communion qui ne nécessite pas que Dick soit là. Le sang de Chris ne sera pas celui d’une vierge soumise, mais d’une femme libre qui a enfin pris confiance en elle. L’arrivée des règles par surprise, toujours représenté comme un moment de honte et de gêne, se transforme en moment de délivrance. L’aurore accompagne ce corps sanglant allant de l’avant. Les règles ont enfin un nouveau visage.
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