Le mois dernier, ceux qui pensaient possible une victoire travailliste aux élections générales du Royaume Uni étaient traités de fous ou d’idéalistes. Aujourd’hui, Jeremy Corbyn y croit et ne subira sans doute pas la déroute annoncée. Si victoire il y a, l’histoire retiendra l’implication de la scène grime dans la campagne.
Samedi dernier, à quelques heures du tragique attentat sur le London Bridge, le soleil finit de chauffer les trottoirs et HLM du nord-est de Londres. À trois minutes de la station Tottenham Hale, dans le quartier des émeutes de 2011, des dizaines de jeunes en hoodie, la plupart casquette vissée sur la tête, bas de survêt’ et sneakers sales, se pressent vers des murs de bétons gris, tagués d’un poing rouge serré. Parmi la foule qui trinque à coups de Red Stripe, une jeune fille porte un T-shirt qui résume l’esprit de l’événement. Son haut blanc est aussi frappé de rouge. Mais à la place d’un poing, c’est la virgule Nike qui s’affiche, surmontée d’un nom : Corbyn.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
« La scène grime peut gagner cette élection pour Jeremy Corbyn »
Cette soirée, où se produisent plus d’une trentaine d’artistes issus de la scène grime locale, était attendue depuis des semaines. Le 17 mai, le collectif Grime4Corbyn annonçait cette grande fête à la suite d’une déclaration en forme d’acte de naissance du mouvement. Le groupe de bénévoles assure que « les jeunes et la scène grime peuvent gagner cette élection pour Jeremy Corbyn. » Pourquoi l’aider ?
Parce qu’il « abaisserait l’âge du droit vote à 16 ans, mettrait à bas les exorbitants coûts d’entrée à l’université, les contrats zéro heure, mettrait en place un véritable revenu minimum, construirait 500 000 council homes (HLM couleur locale, ndlr) par an, donnerait un foyer, du travail et l’éducation dont les jeunes du Royaume Uni ont besoin. »
La veille du vote, Becka Hudson, membre du collectif, développe : « On sentait qu’il y avait quelque chose dans l’air. Certains des artistes grime les plus respectés avaient déjà annoncé leur soutien à Jeremy Corbyn. On voulait utiliser cette vague pour s’éclater un peu tout en encourageant les jeunes à voter et à participer à la vie politique. » Les prises de positions de ces artistes respectés ont en effet eu du poids.
Premier à sortir du bois, Stormzy, facette pop du mouvement dont le titre Shut Up a frôlé la tête des charts au noël 2015. Il affiche son soutien depuis l’an dernier. Dans une interview au Guardian, il lançait : « C’est mon gars, Young Jeremy ! Je kiffe ce qu’il dit. J’ai vu des photos mortelles de lui à l’époque, il faisait campagne contre l’apartheid et je me suis dit : ‘yeah, j’aime ton énergie’ ». Le 17 mai dernier, Akala, autre figure grime, remettait une première couche par un long post Facebook. Il y expliquait son choix de voter Corbyn par le sentiment d’avoir pour la première fois la chance d’élire « un être humain sain et décent. »
Puis les choses sont allées plus loin. À l’initiative d’i-D magazine, Corbyn chemise rayée aussi blanche que sa barbe rencontrait JME, MC justement originaire de Tottenham. Autour d’une carafe d’eau dans un bar aux allures branchées, l’improbable duo discute de la question des loyers, d’égalité des chances, mais également de l’enfance de l’artiste et de ce qui l’a amené vers le grime.
La vidéo, vue par plus de deux millions de personnes, ainsi que l’initiative #Grime4Corbyn qui en découle, font leur effet. Becka Hudson assure : « Nous avons reçu beaucoup de messages, notamment les deux premiers jours lorsque le hashtag est devenu viral. En le voyant, les gens se sont intéressés à la conversation et à qui est Jeremy Corbyn. Ils se demandaient ‘Pourquoi ils le soutiennent ? Qu’est ce qu’il propose ?‘ «
« Une question de vie ou de mort »
Le soutien de la scène grime n’explique pas à elle seule le phénomène, mais le Telegraph révélait le 24 mai qu’entre l’annonce des élections le 18 avril et le 24 mai, 1.05 millions de jeunes de 18 à 24 ans s’étaient inscrits sur les listes électorales. Parmi eux, Saskilla, présent à la soirée de samedi et qui en qualité de pionnier du grime, a également échangé avec Corbyn. « Il a dit qu’il voulait faire plus pour la culture et les arts. Il m’a dit sur FaceTime qu’il était inspiré par le mouvement grime, révèle-t-il avec fierté. »
Comme Stormzy, c’est entre autre le personnage d’activiste anti-apartheid qui l’a séduit :
« J’ai vu des images sur lesquelles il défendait Nelson Mandela, juste avant qu’il soit libéré. C’était sous Thatcher, on le voyait se faire arrêter par la police. Quelque chose qui nous arrive beaucoup à nous, les minorités ethniques… Je me suis dit : « Si, comme nous, il peut se faire arrêter pour avoir manifesté pour des choses auxquelles je crois, il est un des nôtres. »
Plus que des menottes en commun, Saskilla loue le caractère entier et honnête du chef du Labour. Un paramètre qui revient souvent, comme chez Scruffizer, un autre MC qui transpirait sur scène samedi soir. Originaire de l’ouest de Londres, il pense que Corbyn » tiendra ses promesses » et représente » le meilleur candidat pour la working class, les gens moins fortunés que les autres. » Ce dernier, a déjà voté Labour par le passé. Mais assure le faire pour la première fois avec une réelle conviction. Ce discours, populaire au sein de la communauté grime, Becka Hudson l’explique par le repositionnement à gauche du candidat Corbyn : » Pour la génération de nos parents, le Labour était le parti du peuple. Ce n’était pas le cas pour nous. Tony Blair représentait l’inverse de ce que le Labour avait été. Pour ma génération, Jeremy Corbyn est le premier homme politique à représenter nos intérêts et nos besoins. »
Toute ascension fulgurante ne peut pas se faire de soit même. Il faut également un adversaire, un parti ou leader dont on ne veut plus. Un rôle que le gouvernement conservateur de Theresa May, qui n’a pas daigné se rendre aux débats entre candidats, remplit à merveille. Becka Hudson souffle :
» La politique des Tories est si violente et agressive que pour beaucoup de nous, c’est une question de vie ou de mort. C’est la première fois de ma vie que le choix est si clair. »
Saskilla plussoie : » On doit se débarrasser de Theresa May, des mensonges. Elle n’est qu’une marionnette de la bourgeoisie de ce pays. Elle représente les banques, ‘the few‘ (la minorité dominante, reprenant le slogan de Corbyn, ‘For the many, not the few‘ ndlr). Elle ne va pas aider mes enfants à grandir. »
Emporter l’adhésion face au parti conservateur, Ed Miliband, précédent leader travailliste plus proche du centre, y avait totalement échoué. Il peut paraître étonnant qu’un activiste végétarien de 68 ans ait mieux réussi à établir une connexion avec la jeunesse. Sur la question, Krucial, autre artiste grime plus posé que ses confrères, a une théorie :
« D’habitude, les jeunes n’ont pas l’impression qu’on leur parle vraiment. Corbyn a réussi à les atteindre. Par la musique, par quelque chose qu’ils aiment. Ils attendaient ça. »
À côté de sa carrière dans le grime, le musicien de 29 ans bosse aussi pour une œuvre de charité. Son expérience dans le domaine lui permet d’expliquer comment » créer une relation avec la jeunesse. » Il explique : » Je travaille avec des jeunes en difficultés. D’abord je crée un lien par le football. Puis je peux leur offrir de l’aide. Si je ne fais que les rencontrer et leur dire : ‘je peux vous aider’, ils vont tous dire qu’ils ne veulent pas et n’en n’ont pas besoin. »
Selon lui, établir une relation de confiance est primordiale. C’est ce que Corbyn, en montrant son intérêt pour un style musical particulièrement en vogue, a réussi à attendre.
Ne pas briser le lien
Trois semaines de campagne de la scène grime serait-il suffisant à mettre un terme à sept années de règne conservateur ? Ça semble gros. Mais Becka Hudson rappelle » les médias le disent inéligible, mais il est passé de sondages où les Tories avaient 20 points d’avance à des sondages où ils n’ont plus qu’un point. » Krucial semble lui certain de l’impact de la communauté grime sur l’élection, prévoyant carrément » le plus grand nombre de vote chez les jeunes de l’histoire. » Si on se balade dans Londres, où des tags THE PEOPLE FOR CORBYN sur des portes de garage côtoient des autocollants du Labour placardés sur les fenêtres, on pense logiquement que Corbyn devrait commencer à faire ses cartons, direction le 10 Downing Street. Pareil si on traîne sur Soundcloud ou sur les réseaux sociaux.
Tout le monde s’emballe, Saskilla, lui, se méfie. S’il a déjà prévu une « grande célébration grime dans l’Est de Londres » en cas de victoire, il craint le vote de la majorité silencieuse. Celle qui avait déjà voté pour le Brexit. Il explique :
« J’ai beaucoup tourné dans le pays. À Bolton, à Plymouth, dans beaucoup d’autres villes oubliées par le gouvernement, il y a beaucoup de désespoir, de colère. The Sun, un des journaux les plus populaires du pays, raconte que Corbyn soutient les djihadistes ! C’est des mensonges, mais c’est dangereux. Il y a beaucoup de coins racistes dans le pays qui veulent croire ce genre de choses et vont voter pour Theresa May par peur. Pas par adhésion pour sa politique. »
La différence est là. Si Krucial se veut si optimiste, c’est parce qu’il pense déjà avoir gagné. Pour lui, une défaite de Corbyn ne symboliserait que le début de la lutte : » La relation a été établie. En cas de défaite, je pense qu’il y aura encore plus de jeunes qui voteront la prochaine fois. » Reste à voir si le Labour, dont l’aile droite n’a jamais voulu du vieux gaucho Corbyn, permettrait au leader défait de garder son poste. À l’évocation de cette possibilité, le ton de Krucial se fait inquiet : « Si on le force à partir, quelque chose se casserait. Tu ne peux pas mettre quelqu’un de nouveau à sa place et maintenir ce lien. Ce serait très mauvais. » Pas sûr, néanmoins, que les vieux barons du Labour suivent les conseils de gamins en sueur à Tottenham.
{"type":"Banniere-Basse"}