Avec “Variations de Paul”, Pierre Ducrozet retrace l’histoire du XXe siècle et de sa famille via la musique populaire. Du grand art.
Variations de Paul, son nouveau roman, est aussi virtuose qu’une grande partition de musique. À travers le récit d’une famille de mélomanes, c’est l’histoire fabuleuse des grandes révolutions musicales du XXe siècle que propose l’auteur de L’invention des corps. Le livre s’autorise aussi ce que l’époque permet de moins en moins aux romancier·ères : s’écarter de l’intrigue pour interroger le sens profond des choses ; s’arrêter, méditer, ou tout simplement célébrer la beauté des choses. Entretien.
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Variations de Paul raconte l’histoire d’une famille de musiciens, de père en fils. Comment vous est venue l’idée du roman ?
Pierre Ducrozet — Je voulais écrire un roman autour de la musique, une sorte de traversée du XXe siècle via la musique. En écrivant, j’en suis venu naturellement à parler beaucoup de moi, de ma famille, pour faire finalement un roman très personnel. La musique permet de faire une sorte de percée vers l’intérieur de soi-même, on est tout de suite plus proche de l’émotion, de l’intime. Ce n’était pas prévu, mais, du coup, c’est devenu une sorte de réécriture de l’histoire familiale à travers la grande Histoire collective du XXe siècle.
Vos personnages sont donc inspirés de personnes réelles ?
PD — Oui. Paul est une sorte de double de moi-même, d’extension. Ses parents sont très proches de mes parents, transposés dans une autre époque. En fait, mon père est chanteur et musicien, c’est en partie son histoire. Je me suis également dédoublé dans d’autres personnages. C’est donc une sorte d’autoportrait familial éclaté.
“Paul est une sorte de double de moi-même, d’extension. C’est donc une sorte d’autoportrait familial éclaté”
Vous dites aussi avoir voulu écrire “une histoire des éclopés, des assoiffés” ?
PD — Mon idée, c’était de dessiner une histoire de la musique populaire au XXe siècle, qui est un peu notre mythologie à tous. C’est peut-être la vraie Histoire pour nous, autant que l’Histoire officielle. Cette histoire de la musique, c’est une “histoire souterraine”, pour reprendre l’expression de Greil Marcus [Lipstick Traces], une histoire des marges, des gens qui tiennent à moitié debout. C’est cela qui m’a intéressé, l’histoire de la nuit, par exemple, est passionnante. Il se passe plein de choses qu’on ne voit pas la nuit. Ça dit beaucoup de choses sur nous, nos sociétés. Cette mythologie du rock, avec ses martyres, ses héros, ses rois et reines, je trouve ça passionnant. Dans le livre, il y a aussi la question de la naissance et de la mort des mondes : quand le rock naît, c’est un monde qui renaît de ses cendres ; quand le punk naît, c’est le monde industriel qui s’écroule. La musique dit toujours beaucoup des mondes d’où elle est née.
Le livre expose un paradoxe existentiel terrible : l’important est de rester fidèle à ses rêves, mais alors on va forcément souffrir…
PD — Oui, l’ardeur et les rêves ont cet effet, on se consume par définition. Il y a ce côté tragique, si on va vite, si on va loin, on s’épuise. Mais Paul renverse cela parce que c’est une sorte de Phénix, il va renaître et devenir, même après chaque chute, un peu plus jeune, léger, vif. Plus il vieillit, plus il devient jeune et, d’une certaine manière, aérien. Contrairement à l’idée que la vieillesse est un naufrage, lui va finir très léger, alors qu’il a commencé son existence en étant plutôt vieux, sérieux. C’est cette courbe qui m’a intéressée.
Vous aviez l’ambition de dessiner les contours du XXe siècle à travers la musique ?
PD — Ce qui m’intéresse surtout, c’est de donner une forme aux choses. Par exemple, ici, la question que je me suis posée est : quelle forme ça a un siècle ? C’est pour cela que j’ai essayé de faire cette circulation temporelle des personnages. J’avais fait pareil avec Internet dans L’invention des corps, la géographie dans Le Grand Vertige. J’essaye toujours de donner une forme romanesque à un récit qui puisse être dessiné. Là, il y a le siècle, la famille, la musique, tous ces lieux, qui font une espèce de constellation. C’est pour cela que j’essaye de créer une circulation fluide, reliant des éléments qui, a priori, n’ont pas de lien ensemble, mais qui finissent par former une carte.
“J’essaye toujours de donner une forme romanesque à un récit qui puisse être dessiné. Là, il y a le siècle, la famille, la musique, tous ces lieux, qui font une espèce de constellation”
Je comprends votre titre au sens musical du mot, ces “variations” comme autant de fugues…
PD — Pour moi, toutes les questions essentielles de l’écriture sont des questions de rythme, de son, de scansion… Des questions musicales. Là, j’étais dans un double mouvement : écrire sur la musique et écrire comme de la musique.
Paul voit la musique, les morceaux comme des choses qui “s’incarnent physiquement dans des formes, des architectures, des couleurs…”, écrivez-vous.
PD — La synesthésie est quelque chose qui fut beaucoup étudiée au XIXe siècle, avant d’être un peu oubliée. C’est ce don de créer des correspondances entre couleurs, sons et formes ; dans le cas de Paul, voir le son, entendre les couleurs. On sait que Nabokov était un grand synesthète, Thom Yorke, de Radiohead, l’est également. Si on écoute bien Radiohead, on voit que ce sont des couleurs mineures, du marron, du gris. Et quand on lit Nabokov, on voit que ce sont pleins de couleurs qui se font écho.
Propos recueillis par Yann Perreau
Pierre Ducrozet, Variations de Paul, Actes Sud, 464 pages, 229 euros.
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