Quand David Hockney débarque à Los Angeles en janvier 1964, il ne connaît personne ni rien à la ville. Cette page blanche va pourtant se révéler le chapitre le plus fécond de sa vie. En attendant la rétrospective au Centre Pompidou qui débute dans quelques semaines, retour sur les relations entre l’artiste, son œuvre et L.A. A découvrir dans notre hors-série « Les univers de David Hockney ».
Le rêve américain de l’artiste date de sa plus tendre enfance. Le Yorkshire dans lequel il grandit est resté à bien des égards le monde d’hier : pas de voiture ni de télévision dans la modeste et nombreuse famille Hockney. L’Amérique, c’est ce mythe lointain, comme un mirage, qu’il découvre au cinéma avec son père. Celui-ci, qui n’a jamais voyagé hors de sa région natale, est fasciné par les films hollywoodiens, notamment Laurel & Hardy. Une passion qu’il transmet à son fils. L’adolescent fantasme le pays des grands espaces, de l’aventure, de la liberté.
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Dans Ma façon de voir (1), il évoque comment, étudiant au Royal College of Art de Londres en 1959, il découvre l’univers d’Edward Hopper dans l’un de ces ouvrages dédiés aux artistes américains qui arrivent alors en librairie. “A l’époque, la plupart des gens n’avaient qu’une vague idée de ce qui se passait outre-Atlantique en matière d’art contemporain”, précise-t-il.
Se réinventer
En décembre 1963, il se rend pour la deuxième fois à New York et y rencontre Andy Warhol. La Grosse Pomme est alors le symbole d’un nouveau monde, libre, décomplexé. Un monde où l’on peut oublier d’où l’on vient, se réinventer. Si le maître de la Factory se coiffe d’une perruque argentée, Hockney se teint pour sa part les cheveux en blond, couleur qu’il gardera toute sa vie. “Blonds have more fun”, aime-t-il affirmer. C’est pourtant la Californie qui l’attire.
Le Golden State a d’abord cette lumière magique, cet horizon sans fin, qu’en paysagiste averti il observe depuis vingt ans dans les westerns et films hollywoodiens. Ces grands espaces du film du même nom de William Wyler, avec Gregory Peck et Charlton Heston (1958). Il y a aussi cet hédonisme, cette communauté LGBT naissante, dont il se revendique ouvertement, qui s’affirme fièrement à San Francisco et Los Angeles.
Comme bon nombre de jeunes hommes de sa génération, Hockney rêve de se plonger dans l’univers décrit par John Rechy dans son livre culte City of Night. Ces villes américaines, le monde de la nuit, de l’interdit, de l’érotisme. Il est fasciné par ce passage sur Pershing Square, Downtown Los Angeles, où le jeune héros rencontre ces créatures sublimes, drag queens et transgenres.
Il y a enfin ce magazine gay de la côte Ouest, Physique Pictorial, dans lequel des athlètes, habillés seulement de leurs chapeaux de cowboys, s’embrassent ou se caressent sans honte. Des images qui lui inspirent déjà, alors qu’il est en Angleterre, cette scène domestique, incarnation du désir, Domestic Scene, Los Angeles (1963), située explicitement dans cette ville où il n’a pas encore mis les pieds. Dans le théâtre humide d’une douche, deux hommes sont nus ; l’un, derrière un rideau de plastique, lave le dos de son amant.
Une attirance
“A New York, on m’avait dit : tu es fou de partir là-bas alors que tu n’y as pas un seul ami et que tu ne sais pas conduire, se souvient-il dans un livre de mémoires, David Hockney par David Hockney (2). Si tu veux aller sur la côte Ouest, va plutôt à San Francisco. Je leur ai répondu : Non, non, c’est Los Angeles qui m’attire.”
Le voici donc, début 1964, à LAX (Los Angeles Airport). Un ami d’ami vient le chercher à l’aéroport et l’emmène dans un motel. “J’étais très ému, plus excité qu’à mon premier voyage à New York. C’était en partie, je pense, une fascination, une attirance sexuelle (…). J’ai cherché la ville des yeux, mais je ne pouvais pas la voir. J’ai aperçu au loin quelques lumières et je me suis dit ‘ce doit être elle’. J’ai marché pendant au moins trois kilomètres dans cette direction et je suis arrivé à une station essence tellement éclairée que je l’avais prise pour la ville.”
Sa seconde excursion se fait à bicyclette, tout comme il parcourait, adolescent, la campagne du Yorkshire. Sur une carte, il conçoit que pour se rendre à Pershing Square, territoire de John Rechy, il lui suffit de suivre Wilshire Boulevard. Sauf que le trajet, de son hôtel à Downtown, fera trente kilomètres de long. L’expérience le convaincra d’apprendre enfin à conduire et à se procurer une voiture – “mais pas dans cet ordre”, précise avec humour son ami le critique d’art Martin Gayford dans ses Conversations avec David Hockney (3).
Le paysage redécouvert
“Go West, young man!”, dit l’adage. Le jeune Hockney part sur la route, vers le désert, les canyons. Palm Springs, le Colorado, le Grand Canyon. Déjà habitué aux grands espaces du Yorkshire, il peut distinguer ici, avec bien plus de netteté, à quel point un paysage peut être dramatique. A Bradford, où le soleil n’est jamais éclatant, il ne voyait pratiquement jamais d’ombres. En Californie, la lumière est dix fois plus intense. Le soleil dessine les crêtes des montagnes.
A partir de Fresno, ça monte de plus en plus haut, 2 500, 3 000 mètres. Puis commencent les forêts de pins. Enfin, au sortir du tunnel, le paysage saute à la figure. “Celui-ci est tellement spectaculaire que vous freinez !, explique-t-il à Gayford. Tout le monde fait la même chose. On voit cette vallée incroyable, verdoyante au fond, ces grandes chutes d’eau et les grandes murailles du canyon. Les gens s’arrêtent, descendent de leurs voitures et regardent.”
Cet espace, qu’il descend alors à dos de mule pour mieux l’observer, lui inspirera certains de ses chefs-d’œuvre au cours des quarante années à venir, paysages de canyons toujours plus grands, ambitieux.
Avec son esprit de provocation, Hockney a souvent cité Venice comme sa muse : non la Venise italienne, mais sa “copie”, c’est-à-dire Venice Beach, quartier balnéaire au sud-ouest de Los Angeles. Los Angeles n’a pas de culture visuelle, se réjouit-il alors, pas de musée, pas de mémoire. C’est comme une page blanche, une toile gigantesque dont il peut, comme Le Piranèse le fit pour Rome, révéler l’âme.
La lumière de la Californie, les couleurs vives qui y sont associées lui inspirent une peinture enjouée, exécutée dans un esprit fauve. Pour répondre à sa netteté, à son intensité, il adopte la peinture acrylique, capable de produire des images précises, presque immatérielles. Il multiplie également les études photographiques pour ses nouvelles compositions, dont certaines adoptent la marge blanche des images Polaroid et des cartes postales.
En 1965, Ken Tyler lance Gemini G.E.L, maison d’édition et d’impression lithographiques qui renouvelle l’art des séries par des techniques audacieuses et innovantes, sur des supports inédits (bois, fer…). L’imprimeur commande des travaux aux artistes les plus talentueux – Robert Rauschenberg, Roy Lichtenstein, Ed Ruscha. Hockney réalise pour lui A Hollywood Collection, “collection d’art ready-made”. Tirées à quatre-vingt-cinq exemplaires, ces six images explorent certaines caractéristiques de la Cité des anges : plantes exotiques, vêtements bariolés, intérieurs minimalistes et ciel bleu.
Pour un art hollywoodien
Depuis son exil, Hockney peut repartir à zéro. Il se lie d’amitié avec un couple de compatriotes, l’écrivain Christopher Isherwood et son petit ami Don Bachardy. Il découvre aussi ces personnages hollywoodiens qui l’ont toujours amusé, à commencer par Jack Larson, l’inoubliable reporter Jimmy Olsen des premières Aventures de Superman télévisées, en noir et blanc, et son compagnon le réalisateur James Bridges.
L’artiste s’intéresse d’ailleurs plus au septième art qu’aux peintres locaux, et s’il apprécie les travaux d’un Ed Moses ou d’un Ed Ruscha, il préfère traîner avec ces bad boys, rebelles sans cause qui gravitent entre l’art et le cinéma : Dennis Hopper, Andy Warhol, etc.
A Los Angeles, les plasticiens voient alors Hollywood comme l’ennemi à abattre, aux antipodes de leurs pratiques, radicales, subversives et conceptuelles. Leurs œuvres se constituent souvent en opposition à cette industrie du divertissement. Non tributaire de cette histoire, Hockney voit pour sa part les choses différemment. “Il considère le cinéma, ainsi que la photographie, comme des éléments constitutifs d’une histoire plus vaste, qui intégrerait tous les types d’images”, explique Martin Gayford. Art, cinéma, photo, nouvelles technologies, tout se recoupe et se complète dans son travail. Hockney veut réécrire l’histoire de l’art. Il aime déclarer comme un pied de nez aux vieilles barbes académiques que “Le Caravage a inventé l’éclairage hollywoodien”.
Le peintre ne cesse donc de se référer au cinéma, qui l’inspire : “Comme le disait mon ami Billy Wilder, Robin des Bois (4) fut l’un des premiers longs métrages à utiliser le Technicolor. Dans ce film réalisé en 1938, tout est incroyablement vert. Même l’herbe est d’un vert qu’on n’avait jamais vu auparavant. Ils ont dû la peindre !”
La rencontre de Wilder sera décisive : Hockney adore cet hurluberlu un peu dingo avec lequel il déjeune toutes les semaines, rituellement, dans le même restaurant. “C’était toute une bande, un groupe avec lequel il aimait sortir, se rappelle son galeriste Peter Goulds. Leur esprit sagace élargissait son imagination. Wilder, bien sûr, mais aussi Tony Richardson et tant d’autres. Les gais lurons de Hollywood.”
Fan de cinéma, Hockney fait bientôt aménager une salle de projection à son domicile. Tous les soirs, une séance pour découvrir un nouveau film. Il aime plus que tout le côté espiègle, théâtral, absurde et parfois burlesque de ces femmes et ces hommes dans leur vie de tous les jours comme dans ce qu’ils mettent en scène. Il en fait un argument esthétique, proclame à l’époque son ambition de créer un art de l’artifice et du simulacre, par opposition à la mode grandissante de l’art abstrait, sérieux, conceptuel.
Il revendique aussi un certain sensualisme, voire un érotisme dans ses toiles, inspirées par la vie douce, hédoniste que lui offre la ville. Ses fameuses piscines, où se prélassent souvent des garçons nus, mais aussi les jets d’eau phalliques et autres détails exotiques d’une dolce vita californienne. Poursuivant son dialogue avec les styles et idiomes picturaux, il donne au scintillement lumineux de ces piscines les formes de L’Hourloupe de Jean Dubuffet et transforme leur surface en “champ coloré” façon Mark Rothko.
Il acquiert enfin un appareil 35 mm et commence à mêler le photoréalisme à sa peinture. A l’été 1966, alors qu’il étudie à UCLA, Hockney rencontre Peter Schlesinger, ce beau jeune homme qui pose pour lui. Sa passion pour son modèle se dénouera par un désastre. Elle fera l’objet du célèbre film A Bigger Splash de Jack Hazan (1973).
Road pictures
Avant-dernier chapitre de ses aventures californiennes, le retour à Los Angeles en 1978, après quelques années d’exil en Europe sur fond de crise amoureuse et existentielle, lui fait prendre un nouveau tournant. Retourné vivre à Londres pour son amant, Hockney ne s’y est jamais plu. A Los Angeles, en revanche, il se sent chez lui. La ville lui permet aussi d’être incognito, contrairement à Paris ou à Londres, où il est devenu une véritable star, notamment depuis la sortie de ce film.
Hockney achète une maison au-dessus de Sunset Strip et un atelier sur Santa Monica Boulevard, s’installe, se remet enfin à peindre après ses années de tourments. Il veut désormais s’attaquer au paysage urbain. Sa première grande toile se solde pourtant par un échec : Santa Monica Boulevard est ce qu’il appelle une road picture, comme on parle des road movies.
Il s’agit de représenter ce boulevard, sa vie, son mouvement sur une toile de six mètres de long. Or, à Los Angeles, une grande partie de l’architecture et des panneaux sont conçus pour être observés depuis une voiture, quand on roule. Impossible de traiter ce sujet mobile dans un tableau forcément figé. Au bout de six mois de travail, il abandonne. Un heureux hasard vient à son secours : il doit bientôt déménager pour une nouvelle maison, située dans les collines de la ville, au-dessus de Mulholland Drive.
“Dès que j’ai habité là-haut, j’ai vu Los Angeles différemment, se souvient-il dans Ma façon de voir. Je m’éloignais des lignes droites. Toutes les routes sont sinueuses là-haut, Nichols Canyon, Mulholland Drive, même l’itinéraire que j’empruntais pour aller à mon atelier. J’ai fait un certain nombre de tableaux qui décrivent ce parcours.”
Ces toiles retracent l’intégralité des trajets qu’elles nomment : l’œil du regardeur se déplace à leur surface, à la même vitesse que la voiture sur le macadam. Comme si vous étiez aux côtés du peintre, dans le véhicule. Hockney poussera l’expérience plus loin avec ce qu’il appelle ses “itinéraires musicaux”. Vous êtes conviés à une heure précise devant son studio. Hockney arrive dans sa Mercedes décapotable, avec du Wagner à fond la caisse sortant de haut-parleurs ultra-sophistiqués. Vous descendez Sunset vers Malibu et, juste au moment du crescendo des funérailles de Siegfried, vous tombez sur l’océan et le soleil couchant.
“C’est comme dans un film”, se réjouit Hockney, qui dit “avoir aussi l’impression d’être un chef d’orchestre”. Il sait parfaitement à quelle vitesse rouler, à quel moment appuyer sur le bouton pour changer de morceau, etc. Une expérience inoubliable, d’après ceux qui furent invités.
A 80 ans, David Hockney passe toujours la majeure partie de son temps en Californie. Pour celui qui se définit comme un “Angeleno anglais”, “même après avoir vécu plus de trente ans ici, je me dis encore, chaque matin, quelle belle journée nous allons avoir !”
Yann Perreau
1. Ma façon de voir de David Hockney (Thames & Hudson, 1998).
2. David Hockney par David Hockney (Le Chêne, 1977).
3. Conversations avec David Hockney de Martin Gayford (Seuil, 2011).
4. Les Aventures de Robin des Bois de Michael Curtiz et William Keighley (1938).
A retrouver dans notre hors-série Les univers de David Hockney
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