De l’ombre à la lumière. Depuis quelques années, les personnes transgenres accèdent à la visibilité qui leur était confisquée depuis toujours. Un documentaire nécessaire retrace l’histoire de leur difficile percée culturelle. A voir sur Arte le 9 juin.
De la transidentité, on connaît surtout les récits de transition. Pour Stéphanie Cabre, journaliste culturelle, et Claire Duguet, auteure-réalisatrice, c’est une autre histoire qu’il s’agissait de raconter. Une histoire plus en phase avec l’époque actuelle. Celle des séries Transparent et Sense8, des couvertures de grands magazines américains, du show de téléréalité I am Cate. Une époque où les héros ne sont plus tous cisgenres.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Vous signez toutes les deux un documentaire tout à fait inédit, qui raconte l’histoire de la transsexualité à travers le prisme de la pop culture. D’où vous est venue l’envie de ce film ?
Stéphanie Cabre – Dans mon travail de journaliste, j’ai été amenée à rencontrer Bambi, star du cabaret Le Carrousel dans les années 1950-1960, à Paris. Je l’ai emmenée voir The Danish Girl pour les besoins du reportage. Le film l’a touchée, car il s’adresse au grand public. Depuis longtemps, je songeais à travailler sur la transsexualité, en long format, du fait de l’explosion, ces dernières années, de la visibilité des trans aux Etats-Unis. Il y a eu Laverne Cox en une de Time magazine en 2014, Caitlyn Jenner pour Vanity Fair, en 2015, le coming-out des sœurs Wachowski, le succès de la série Transparent… L’incroyable destin de Bambi, lié à l’expansion de la visibilité transgenre, m’a donné envie de savoir comment avait évolué la représentation des trans dans la culture populaire.
Quel est l’intérêt du moment actuel ?
Claire Duguet – Ce qui arrive aujourd’hui est lié à tout ce qui s’est passé avant. On n’arrive pas à Caitlyn Jenner sans tout ce qui l’a précédée. L’histoire des trans est jonchée d’obstacles, de victoires inattendues, d’énormes déceptions… Il y a presque un siècle d’histoire trans. C’est comme ça qu’on peut arriver à une révolution, à quelque chose qui dépasse les limites de l’entre-soi pour parvenir jusqu’au grand public. Aujourd’hui, c’est leur moment. Les changements entraînés par la transidentité sont visibles et ils ont pendant longtemps été mis à l’écart de la société. Contrairement aux gays, ils n’ont pas pu « infiltrer » en sous-texte la culture. La révolution gay est passée par une culture d’élite alors que la révolution trans est arrivée par la culture de masse. De minorité opprimée en minorité opprimée, les trans sont les derniers de la chaîne. Beaucoup d’anonymes se sont exprimés publiquement grâce à internet. C’est ce qui a fait monter la vague et a permis à Caitlyn Jenner de faire son coming-out. Il n’en reste pas moins que son acte est très courageux, car c’était une personne médiatiquement très exposée.
Pourquoi ce titre?
S. C. – Le titre de la version allemande est différent, c’est « Trans is beautiful ». C’est le hashtag utilisé par Laverne Cox sur les réseaux sociaux : une manière très belle, très positive de parler des trans, qu’on voulait reprendre à notre compte pour le film.
C. D. – Dans le titre « Absolument trans », il y a l’idée d’être soi jusqu’au bout, que ça plaise ou non. C’est être absolument transformé en ce qu’on a toujours été. C’est l’époque d’aujourd’hui, le futur proche, de pouvoir vivre entièrement qui on est.
Pourquoi s’intéresser à la pop culture?
C. D. – La meilleure façon de raconter une histoire, c’est de reprendre ce qu’on connaît tous, l’histoire populaire. Les cabarets parisiens, ou la chanson de Lou Reed Walk on the Wild Side, qui parle des icônes trans de la Factory de Warhol, ce sont des jalons de la pop culture connus par le plus grand nombre. Nous, on voulait mettre en évidence le lien entre toutes ces choses. L’idée était de toucher les gens différemment, par la grande histoire, plutôt qu’en évoquant la transition. On voulait montrer que cette culture qui pourrait paraître très minoritaire est commune à nous tous. On a un héritage commun.
S. C. – Oui, on n’a pas voulu faire un film voyeuriste. Il s’agit d’une transmission dans une culture. Quoi de mieux que la pop culture pour parler au plus grand nombre? Elle permet la vulgarisation, l’apprentissage. Elle peut faire évoluer les mentalités. J’espère que notre film va conduire à encore plus de visibilité et à une meilleure acceptation de la transidentité. Qu’il puisse faire bouger les choses pour toutes les personnes trans, pour que leurs droits avancent.
C’était important pour vous de ne faire parler que des personnes qui vivent la réalité de l’intérieur, plutôt que des spécialistes?
C. D. – Au départ, on a interviewé des spécialistes et c’était très intéressant, mais on s’est rendu compte que ça allait enlever du temps de parole aux autres. Et que nos interlocuteurs se débrouillaient très bien sans « la parole de l’expert ». Autant leur donner la parole. La seule exception du film, c’est Kimberly Peirce, une réalisatrice cisgenre (de Boys Don’t Cry, en 1999, ndlr). Mais elle est quand même LGBT et il aurait été difficile de ne pas lui donner la parole.
S. C. – C’était plus intéressant d’entendre l’expérience personnelle de personnes qui ont vécu l’histoire des trans dans la pop culture. A un moment, dans le film, le rappeur Rocco « Katastrophe » Kayiatos dit ceci : « Nous avons une histoire commune. Nous venons de quelque part. » Et c’est exactement ça, l’histoire des personnes interviewées résulte d’une transmission à travers la pop culture.
Vous insistez sur la figure de Laverne Cox, qui est une porte-parole exemplaire et très populaire de la cause. Mais il n’y a finalement pas de trans noir-e qui livre son témoignage dans le film…
S. C. – C’est une bonne question ! On a contacté Laverne Cox ou encore Janet Mock, qu’on n’a pas réussi à avoir. On n’a pas forcément fait parler de grandes figures populaires dans le film, hormis peut-être Bambi. Mais finalement, les autres en parlent aussi bien. Zackary Drucker, consultante pour Transparent, raconte ses débuts avec Laverne Cox, d’une façon très belle. Mais c’est vrai que les trans noir-e-s sont mal représenté-e-s et qu’il a été difficile pour nous de recueillir un témoignage.
Quels écueils vouliez-vous éviter?
S. C. – On a essayé d’être assez paritaires entre les hommes et les femmes, même s’il y a plus de femmes. Les « F to M » (« female to male », ndlr) restent sous représentés, par rapport aux « M to F » (« male to female », ndlr). L’écart de représentation tend néanmoins à se réduire grâce aux réseaux sociaux.
C. D. – Dès le départ, on s’est dit qu’on ne rentrerait pas dans les détails physiques de transformation. Le sujet, c’est d’entendre parler les gens. On ne voulait surtout pas tomber dans le voyeurisme du avant-après, pour ne pas réduire ces artistes à leur transition. Ça avait peut-être un intérêt de faire connaître ça il y a quelques années, mais aujourd’hui, on est au-delà. On voulait également montrer comment les personnes trans sont passées de l’objet de fantasme, de curiosité, ou de muses à des sujets acteurs de leur propre culture. Il ne s’agit plus seulement d’une culture reprise par les autres, et inspirée par eux. Quant aux images en tant que telles, je ne voulais pas faire de gros plan. Nos interlocuteurs sont filmés comme s’ils étaient en face de nous à une table. Il n’était pas question de scruter quoi que ce soit, d’être intrusif. Mais de montrer l’entité de la personne, dans toute sa beauté, pour coller avec l’esthétique joyeuse, dynamique, enlevée du film. Même si l’histoire n’est pas pleine de tant de victoires que ça, on a voulu plutôt montrer la révolution positive, les choses qui avancent.
Thanks @TIME for this lovely bday present, a cover story 2 highlight the profound issues trans people face everyday. pic.twitter.com/kZpNQcbued
— Laverne Cox (@Lavernecox) May 29, 2014
Avez-vous souhaité vous concentrer uniquement sur les productions qui parlent de transsexualité d’une façon intéressante?
C. D. – Non, on n’a pas eu de jugement de valeur. Il y a trop besoin d’une transmission et d’une reconnaissance de ceux qui ont précédé pour émettre un jugement de valeur sur un contenu artistique. Ça aurait été un écueil de dire qu’un artiste trans est plus pertinent, plus intéressant qu’un autre. On a besoin de tout. Tout est important. Ces personnes ont toutes agi avec conviction et courage. Bien sûr, après, on peut être critique. Le Silence des agneaux, c’était dur, ça a porté du tort aux trans, parce que pendant longtemps la seule représentation des personnes transgenres qu’on avait était celle d’un psychopathe.
S. C. – On voulait montrer ce qui a changé dans la représentation des trans dans la sphère culturelle. On a fait un pas énorme depuis Le Silence des agneaux. Dans Transparent, c’est l’héroïne trans, Maura Pfeffermann, qui est la personne la moins névrosée de la famille.
Pourquoi observe-t-on un décalage si grand entre les États-Unis et la France en matière de représentation des trans?
S. C. – Aux États-Unis, le pouvoir médiatique est énorme, et relaie les questions transgenres. Il n’y a qu’à voir les unes récentes de plusieurs grands titres comme National Geographic, Vanity Fair, Time magazine… Caitlyn Jenner est une superstar, suivie partout. Si elle va chercher un café au Starbucks, les paparazzi lui tombent dessus. Sa série de téléréalité I am Cate est diffusée dans 150 pays !
C. D. – La France était à la pointe à l’époque du cabaret, mais aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. Aux États-Unis, il y a le mythe du self-made man, de la réussite libérale de l’individu. Quand tu viens chez nous, tu deviens ce que tu veux et tu es responsable de ce que tu es. En France, ça ne fonctionne pas du tout comme ça. Il n’y a pas de leader charismatique qui émerge, on est plus dans le collectif.
C’est quoi, la prochaine étape, pour la pop culture?
C. D. – Jen Richards, qu’on voit dans le documentaire, nous a dit un truc génial, qui n’apparaît pas dans le film : « La prochaine étape importante, ce serait qu’une actrice trans remporte un Oscar et qu’elle vienne à la cérémonie au bras de son compagnon super connu, comme Keanu Reeves. » Le prochain événement de la pop culture, c’est qu’une personne cis célèbre s’affiche amoureux d’une personne trans, par exemple. Officialiser sentimentalement, « sexualiser » les personnes trans, cela signifierait accepter que ces personnes puissent avoir une vie amoureuse, sociale, comme les autres.
S. C. – Que les personnes trans soient impliquées à tous les niveaux de la production. C’est ce qu’ont commencé à faire Jill Soloway (réalisatrice de Transparent, ndlr) et les sœurs Wachowski par exemple (réalisatrices de Matrix et Sense8, ndlr). Cela permettrait une meilleure représentation. Il faudrait également qu’on donne plus de rôles aux actrices et acteurs trans. Stéphanie Michelini, une actrice française qui apparaît dans le documentaire, pourrait par exemple avoir un rôle récurrent de personnage cisgenre dans Plus belle la vie…
Absolument trans, réalisé par Stéphanie Cabre et Claire Duguet, vendredi 9 juin, à 22h20 sur Arte
{"type":"Banniere-Basse"}