Retraçant la trajectoire de l’avocat véreux interprété par Bob Odenkirk, la série dérivée de “Breaking Bad” a su trouver son identité propre pour s’imposer comme l’une des œuvres les plus importantes de ces dernières années. Construite comme une valse de fantômes au tempo cotonneux, son ultime saison confronte ses personnages à leur destin avec rigueur et sensibilité.
Cet article comporte des révélations sur la dernière saison de Better Call Saul.
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S’il est difficile de faire ses adieux aux personnages et aux séries qui nous ont accompagné·es durant des années, il est plus dur encore de formuler pourquoi on les a tant aimé·es. Comme la pudeur traverse nos relations familiales et en comprime l’émotion à des manifestations timides, on peine parfois à trouver les mots justes pour revenir sur une œuvre qui nous a touché·es en plein cœur. Better Call Saul est de celles-ci, car elle ne s’est pas laissée apprivoiser facilement, cherchant sa singularité par de sinueux détours et dévoilant ses trésors avec parcimonie, comme on extrairait des perles du limon.
Spin-off de la flamboyante Breaking Bad consacré à l’itinéraire de James “Jimmy” McGill avant qu’il ne devienne l’avocat véreux Saul Goodman et ne soit entraîné dans le sillage violent de Walter White, Better Call Saul s’est longtemps cantonnée à un improbable mélange de comédie judiciaire et de fresque criminelle. Croisant la carrière de Jimmy, avocat raté évoluant dans l’ombre de son frère, aux tribulations de quelques gangsters liés au trafic de drogue qui ronge la ville d’Albuquerque, l’ensemble, plaisant mais pas toujours équilibré, constituait un terrain de jeu permettant au showrunner Vince Gilligan de creuser ses obsessions et d’éprouver son style dans la durée.
Vers le “cinéma-vérité”
Il fallait s’armer de patience pour en apprécier la pulsation intime et les motifs secrets, qui ne résident pas tant dans ses grands mouvements et ses excès formalistes que dans sa toile de fond et ses creux narratifs. À l’instar de son protagoniste, qui dissimule une fragilité désarmante derrière un masque de clown gouailleur, l’essence de Better Call Saul s’exprime entre ses lignes, ou plutôt dans la conjonction de ses multiples registres, qui dessine un kaléidoscope d’une richesse inouïe. Pour paraphraser Serge Daney à propos du Départ de Jerzy Skolimowski, “filmé de loin, c’est de la comédie ; de plus près, c’est du mélodrame ; d’encore plus près, c’est du cinéma vérité”.
Vérité des corps d’un faux préquel tourné des années après sa grande sœur, dont les acteurs incarnent des versions rajeunies de leurs personnages, mais peinent à dissimuler leurs rides prononcées (Bob Odenkirk / James McGill), leur silhouette épaissie (Giancarlo Esposito / Gus Fring) ou leur démarche raidie (Jonathan Banks / Mike Ehrmantraut).
Vérité des gestes – scrutés avec une acuité qui confine au fétichisme -, ceux qu’on maîtrise comme ceux qui nous échappent, ceux qui consolent comme ceux qui trahissent. Rarement une série n’avait accordé autant d’importance aux petits riens qui ceignent sa narration. Flingue qu’on nettoie méticuleusement, notes griffonnées durant un procès ou brossage de dents machinalement exécuté aux côtés de l’être aimé ; détails plus ou moins signifiants, qui squattent la surface du plan pour le densifier, creusent les séquences d’une profondeur impressionniste.
Vérité, enfin, d’une œuvre écrite depuis les marges, celles de la légalité dont on ne cesse d’éprouver la frontière, mais aussi d’une Amérique de seconde zone, parsemée de zones commerciales et de lotissements miteux dont la diversité de corps, d’âges et de profils assemble une galerie fascinante de caractères. Prostituée vieillissante et malfrats en perdition, migrant·es clandestin·es et ouvriers fourbus, secrétaire déprimée et retraités fauchés, c’est tout un microcosme esseulé, filmé avec beaucoup de tendresse, qui peuple les recoins d’une série ayant définitivement tourné la page des anti-héros des années 2000, donc Breaking Bad constituait l’un des chants du cygne.
Quand le destin frappe à la porte
James McGill et Kim Wexler (Rhea Seehorn, dont la finesse d’interprétation est époustouflante) ne jouent ni dans le camp du Bien ni dans celui du Mal, mais évoluent comme iels peuvent dans un univers qui ne correspond pas à leurs éthiques singulières. Personnages en décalage (la mise en scène multiplie à ce titre les décadrages et les compositions déséquilibrées), c’est depuis le banc de touche qu’iels se confrontent au réel, préférant le hors-jeu aux perspectives tracées et détournant les règles pour tromper le destin. Celui-ci revient pourtant frapper à la porte dans cette sixième et dernière saison, qui remplit le contrat narratif originel : parachever la transformation de Jimmy en Saul Goodman et raccorder les wagons avec Breaking Bad, prétexte à quelques caméos prestigieux.
Alors que Lalo Salamanca, rescapé d’un massacre ayant frappé son cartel, revient pour se venger et hante les personnages pétrifiés dans l’attente de son courroux, Kim et Jimmy rivalisent d’ingéniosité pour faire tomber – une fois pour toutes – leur ennemi juré, Howard Hamlin. Précis et tendus, les neuf premiers épisodes soldent ces intrigues en un climax tragique, qui n’a pas à rougir face à Breaking Bad, avant d’emprunter un chemin de traverse inattendu.
Filmés dans un noir et blanc taciturne, et introduits par un générique qui s’affaisse comme un disque rayé, les quatre derniers épisodes, hormis quelques incursions dans la chronologie originelle, effectuent un saut dans le temps pour retrouver les personnages deux ans après les événements de Breaking Bad. Recherché par la police, Jimmy a changé d’identité et survit comme employé de cafétéria dans le Nebraska. Traumatisée par sa confrontation avec Salamanca, Kim a, quant à elle, quitté le métier d’avocate pour mener une nouvelle vie en Floride, job et mari déprimants à la clef.
Ces prolongations aux airs de bonus tracks laissent d’abord perplexe : les créateurs n’arriveraient-ils pas à quitter leurs personnages (comme c’était le cas avec El Camino, le long métrage dispensable consacré à la cavale de Jesse Pinkman) ? Ou alors toute la série n’aurait-elle été qu’une vaste introduction à cette étrange coda, qui déconstruit froidement ce à quoi on s’était attaché en amont ? Ce serait sous-estimer l’exigence des scénaristes, qui tiennent à ne laisser aucun personnage sur le bas-côté et à leur dire adieu de la manière la plus juste, c’est-à-dire sans les dérober à leurs responsabilités.
Le devenir, mais aussi le fantôme de Jimmy
Dans un célèbre conte oriental, un Vizir croise la Mort sur un marché de Bagdad. Terrifié, il enfourche son cheval et galope jusqu’à la ville de Samarcande. Croisant lui aussi la Mort, le Calife lui demande pourquoi elle a effrayé son Vizir. Celle-ci lui répond alors : « Je n’ai pas voulu l’effrayer, mais en le voyant dans Bagdad, j’ai eu un geste de surprise, car je l’attends ce soir… à Samarcande.«
La parabole pourrait s’appliquer à Better Call Saul, qui a toujours tenté d’échapper à son destin tracé en multipliant les détours et les variations de registres. En lui adjoignant cette double conclusion, ses créateurs ont fait de Saul Goodman à la fois le devenir et le fantôme de Jimmy. Rattrapé comme un drogué par son goût pour les combines illégales, il entraînera un chauffeur de taxi influençable dans une série de cambriolages qui attire, à nouveau, l’attention de la police. Rongée par la culpabilité, Kim finit de son côté par révéler tous leurs secrets aux autorités judiciaires d’Albuquerque.
Dépouillée des oripeaux flamboyants et comiques qui agitaient sa composition, la série, qui n’a eu de cesse de retenir l’écoulement du temps – dilatation extrême des actions, jeux de répétition ou prédominance des moments de suspension – finit par s’y abandonner de la plus belle des manières. Sans absoudre ses personnages ni redoubler de cruauté à leur égard, elle les confronte à leurs regrets et leurs responsabilités, dénichant dans le tragique d’existences brisées quelques braises qui les feront encore vibrer.
Les plus précieuses étant celles qui unissent Kim et Jimmy, couple bouleversant de tendresse et d’imperfections, noyé dans un jeu trop dangereux auquel la série réserve, à juste titre, ses derniers instants. Partageant une clope dans le parloir d’une prison avant d’échanger des signes complices à travers les grillages de la cour, Jimmy et Kim, enfin dépouillé·es de leurs masques, ont trompé la mort, mais pas le destin. Et on peut imaginer qu’iels s’échangent, en pensée, les derniers mots du Pickpocket de Robert Bresson : « Oh, Jimmy / Kim, pour aller jusqu’à toi, quel drôle de chemin il m’a fallu prendre… »
Better Call Saul, saison 6, de Vince Gilligan et Peter Gould, avec Bob Odenkirk, Rhea Seehors, Jonathan Banks… Disponible sur Netflix.
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