Alors que la saison des festivals touche à sa fin, rencontre avec Safiatou Mendy (Consentis) et Marc Brielles (Safer) pour dresser le bilan de l’été et discuter des avancées en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles en milieu festif.
L’une, Safiatou Mendy, est coordinatrice et formatrice au sein de Consentis. Depuis plusieurs années, cette association forme les professionnel·les des milieux festifs aux questions liées au consentement sexuel. L’autre, Marc Brielles, est chargé de la coordination de Safer – un dispositif qui, par la mise en place d’une application mobile, permet aux victimes, mais aussi aux témoins de violences sexistes et sexuelles (VSS), d’être pris·es en charge et accompagné·es lors d’événements tels que les festivals ou les concerts. Un travail aussi complémentaire que nécessaire, lorsque l’on sait que 50 % des femmes disent avoir été victimes de violences sexuelles ou se sont senties en insécurité dans un lieu de fête, selon Consentis.
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Vous travaillez tou⸱tes les deux dans des structures spécialisées dans la lutte contre les VSS en milieux festifs. D’après quels constats de départ ont-elles été créées ?
Safiatou Mendy – Consentis a été créée en février 2018. Avec la mouvance #MeToo, on s’est vraiment rendu·es compte que les VSS étaient partout et qu’elles n’épargnaient pas les milieux festifs, au contraire. On a aussi compris que, selon les espaces dans lesquels les violences prennent forme, elles deviennent spécifiques, donc, en parallèle de la lutte contre les VSS en milieux festifs, on travaille aussi sur la réduction des risques liés aux substances psychoactives, qui y sont très présentes.
Marc Brielles – Safer, c’est un peu pareil, ça s’inscrit dans la suite du mouvement #MeToo, à l’intérieur du milieu de la musique. À l’origine, je suis dans une association qui s’appelle Orane, qui porte le festival de musique Marsatac, à Marseille. Au sein de cette structure, on avait déjà travaillé avec le CIDFF [Centre d’information sur les droits des femmes et des familles] sur la question des violences conjugales. Il y avait eu une campagne #ViolenceJeTeQuitte en 2019 et pendant la dernière édition de Marsatac, avant le Covid, on avait mis en place un stand sur le festival. Avec l’année blanche qui a suivi, où l’on n’a pas pu se réunir, ça a été l’occasion de réfléchir à comment aller plus loin dans la lutte contre les VSS. On s’est dit qu’il fallait permettre aux victimes, mais aussi aux personnes témoins de se signaler dans les milieux festifs.
C’est à ce moment-là que vous avez créé l’application Safer ?
MB – En fait, une fois qu’on a eu cette idée, on s’est dit : “C’est trop bien, il faut qu’on lance une application d’alertes !” Mais la question était : “Qui va recevoir les alertes, et comment, et pourquoi ?” Du coup, on a travaillé avec Consentis sur la mise en place d’un MOOC [formation pédagogique accessible directement sur Internet], qui permet aux bénévoles de festivals d’acquérir des bons réflexes s’ils sont confrontés à quelqu’un qui lance une alerte [depuis l’application mobile Safer]. En parallèle, on a aussi travaillé avec le CIDFF sur la dimension juridique des VSS. On a agrégé toutes les compétences de nos partenaires pour constituer une boîte à outils, qu’on propose ensuite aux organisateurs et organisatrices de festivals. Et il y a beaucoup de demandes !
SM – C’est vraiment un dispositif qui vient en complément du notre, qui demande moins de moyen que de mobiliser des bénévoles pour faire des maraudes, surtout l’été ! [Rires] Mais il faut sensibiliser le public, l’amener à télécharger l’application quand il arrive sur un festival. Chez Consentis, on croit beaucoup au principe de témoin actif et au fait que le staff ne suffit pas à prévenir les VSS sur de gros événements. Il faut qu’il y ait de la solidarité en interne de la part des personnes qui consomment les lieux festifs, et c’est ce qu’on dit aux structures lorsqu’on les forme !
“On croit beaucoup au principe de témoin actif : le staff ne suffit pas à prévenir les violences sexistes et sexuelles sur de gros événements. Il faut qu’il y ait de la solidarité en interne de la part des personnes qui consomment les lieux festifs”
Vous formez des structures tout au long de l’année ?
SM – Oui. Notre boulot, c’est surtout la formation en amont du staff et des bénévoles. On parle avec eux de comment, matériellement, on met en place des espaces safe, avec une signalétique adaptée et un personnel de sécurité formé, par exemple.
MB – Consentis forme et sensibilise les personnes en interne et après, avec Safer, on est pensés pour être utile directement sur place aux organisateurs et organisatrices de festival.
Depuis quelques années, est-ce que vous avez le sentiment que les organisateurs et organisatrices de festival sont plus impliqué⸱es sur cette question ?
MB – Je pense qu’il y a eu une prise de conscience. Par rapport à il y a deux ans, il y a une vraie volonté de faire avancer les choses. Je l’ai vu sur les festivals qu’on a pu accompagner cet été. Par exemple, on a eu des retours très positifs des Vieilles Charrues, où on a travaillé main dans la main avec [le collectif féministe] Nous Toutes. C’est un festival où il y a beaucoup de monde, donc ils avaient peur qu’il y ait un problème de réseau, mais ça a bien fonctionné. Il y avait aussi des personnes dans la sécurité qui étaient formées et qui ont pu prendre en charge les alertes, lorsqu’il y en a eues. C’est très positif, parce que ça permet aussi de créer un autre lien entre la sécu et les festivaliers, de montrer que les agents peuvent vraiment être là pour mettre à l’abri ceux et celles qui en ont besoin.
“Par rapport à il y a deux ans, il y a une vraie volonté de faire avancer les choses. Je l’ai vu sur les festivals qu’on a pu accompagner cet été”
Est-ce que vous avez des chiffres concernant le nombre de téléchargements de l’application Safer ?
MB – On ne communique pas sur le nombre d’alertes mais, en téléchargements, on est presque à 25 000 depuis le début de l’année. On a fait de nombreux événements et ça marche bien. Après, ce que je dis toujours, c’est que c’est une solution technologique, mais il y a aussi une solution humaine très importante sur le terrain, avec la mise en place de maraudes et de stands. L’objectif général, c’est vraiment que les festivalières et festivaliers sachent à qui ils et elles peuvent faire appel lorsqu’ils et elles vont en festival, parce qu’une fois que les victimes sont prises en charge, ça peut complètement changer leur processus de reconstruction post-traumatique.
J’imagine que chez Consentis, c’est aussi très important, cette idée de créer un climat général de confiance.
SM – Bien sûr. Et pour ça, tous les détails sont importants à prendre en compte, comme l’éclairage du parking ou la diffusion d’informations concernant les dernières heures des transports en commun. Comme ça, ça n’a l’air de rien, mais si on arrive dans un lieu où tout ça a déjà été pensé, on peut être un peu plus rassuré. Et puis après, on rajoute des personnes référentes, un stand qui constitue une safe zone et, à partir de là, on se dit que, peut-être, on peut commencer à passer une bonne soirée.
Est-ce que les festivals sont des lieux différents des concerts ou des bars ?
SM – Ce sont des espaces assez particuliers parce qu’ils sont éphémères et, donc, qu’ils ont une capacité à innover dans l’agencement. C’est plus difficile de mettre en place des choses dans une salle de concert, qui est en dur, qui est fixe, que dans un festival.
MB – Un festival, c’est un peu une mini-société à un moment donné, où l’on peut créer un imaginaire particulier. C’est justement là que l’on peut travailler une forme de société idéale, où la peur changerait de camp.
C’est intéressant, cette idée de mini-société qui viendrait constituer une forme de modèle, de laboratoire dans la lutte contre les VSS de façon générale…
SM – Sachant que chez Consentis, on ne lutte pas uniquement contre les VSS dans les milieux festifs, mais on se bat aussi pour une plus grande inclusivité. C’est hyper important de donner accès à la fête à tout le monde, que ce soit le public handicapé, racisé, précaire, etc. Mais il y a des choses qui prennent du temps. Lorsqu’on forme des personnes sur les VSS, on leur dit : “Vous allez être identifié⸱es comme personne ressource, on va venir vous parler. Mais sachez que c’est plus facile, par exemple, pour une personne racisée de venir parler à une autre personne racisée d’une violence sexiste et raciste”. Parce que, quand on parle d’inclusivité, c’est ça, au sens où les oppressions se mélangent. De la même manière, avoir des espaces safe, c’est aussi être en mesure d’accueillir un public handicapé, qui va vivre des formes de violences spécifiques, parce que sexistes et validistes, et savoir les reconnaître et y répondre. Quand on a commencé chez Consentis, en 2018, on parlait de sexisme et on parlait de femmes. Maintenant, on parle de racisme, de putophobie, de validisme, de personnes LGBTQIA+ et de questions de genre. Il fallait agrandir le champ des possibles. Les violences sexistes et sexuelles, c’est un spectre qui est vertigineux.
“Avoir des espaces safe, c’est aussi être en mesure d’accueillir un public handicapé par exemple, qui va vivre des formes de violences spécifiques, parce que sexistes et validistes, et savoir les reconnaître, y répondre”
Dans votre travail, est-ce qu’il y a des exemples de réussites qui vous ont marqué cet été ?
SM – Je dirais qu’on a eu des jolies surprises. Par exemple, on a formé le festival de cinéma de Douarnenez et on s’est rendu compte que c’est un festival qui était déjà totalement empreint de ces questions, qui avait pris à cœur la question de la lutte contre les VSS, mais aussi de l’inclusivité, parce qu’il y a une population sourde, notamment, qui vient historiquement à ce festival. Ce qu’on a fait en arrivant là-bas, c’était simplement de dire, “C’est super ce que vous faites!”.
Dans d’autres situations, pensez-vous que des festivals en non-mixité (comme Statement, en Suède) puissent être une solution ?
SM – Chez Consentis, la non-mixité choisie, c’est un outil. Ça peut être complètement nécessaire de se dire : “On va se réunir entre meufs ou entre personnes sexisées [toutes les personnes pouvant être victimes de sexisme] pour avoir des espaces où on peut exister autrement”. L’idée, c’est vraiment de se donner de la force, de pouvoir parler de sujets qui nous concernent sans devoir expliquer telle ou telle chose. Ensuite, on peut penser le vivre-ensemble et comment est-ce qu’on revient au collectif. Mais la non-mixité n’est pas nécessairement une solution, c’est une alternative. Quoi qu’il arrive, ça fait toujours du bien de se retrouver entre nous, c’est une autre dynamique.
Le gouvernement commence à s’impliquer sur ces questions. Fin février, un plan national de lutte contre le GHB (ou gamma-hydroxybutyrate, la « drogue du violeur ») a notamment été dévoilé par Marlène Schiappa, aujourd’hui Secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale et solidaire et de la Vie associative. Quelle est votre position ?
MB – Tout à l’heure, vous parliez des avancées positives qu’on aurait pu remarquer pendant l’été. Quand on dresse le bilan des avancées et de la prise de conscience à laquelle on assiste, il faut quand même dire qu’il y a une vraie volonté politique de faire bouger les choses. Nous, on a la chance d’accompagner des structures aussi parce que l’État s’en donne les moyens. Après, sur les questions de GHB et GBL [gamma-butyrolactone], chacun aura son point de vue, je pense…
SM – C’est la même chose pour nous. On est notamment soutenus par la Mairie de Paris pour un projet de validation de lieux safe à Paris, donc il y a de l’argent qui est mis là-dedans. Après, le problème, c’est que la façon dont on aborde la question des substances psychoactives fait souvent peur. Il y a une forme de diabolisation, à la fois des consommateurs et de la substance, là où, en réalité, la position des associations de réduction des risques avec lesquelles on travaille consiste surtout à dire qu’il faut sensibiliser. La drogue est là, c’est un fait. Nous, on a plein de retours où les gens nous disent : “Avec le Covid, les jeunes n’ont pas fait la fête, donc maintenant ils font n’importe quoi”. Parfois, on se dit que le discours du gouvernement n’est pas toujours complètement en lien avec le positionnement des associations de réduction des risques. On insiste vraiment sur le fait que la drogue, c’est quelque chose dont il faut parler, et aussi avec la jeunesse. Qu’est-ce que ça fait ? Comment est-ce qu’on en prend de façon safe ?
“On insiste vraiment sur le fait que la drogue, c’est quelque chose dont il faut parler, et aussi avec la jeunesse”
En ce moment, on parle beaucoup du phénomène des piqûres en soirées. Est-ce que vous avez adapté vos façons de travailler ?
SM – Chez Consentis, on ne s’est pas vraiment adapté. Ce qu’on fait, c’est qu’on en parle et on fait un point sur comment réagir et quelles sont les ressources à apporter aux victimes. On rappelle que, même lorsqu’on est piqué·e à vide, ça reste une agression et ça reste traumatisant. Et puis, aussi, le fait que la drogue principalement utilisée pour placer quelqu’un en soumission chimique, ce sont les benzodiazépines: on a tendance à l’oublier parce que c’est légal, c’est l’équivalent d’antidépresseurs. Mais ça fait partie des drogues qui sont utilisées depuis longtemps et qu’on peut trouver très facilement. Et puis bien sûr, il y a la question de l’alcool. Les gens disent parfois qu’ils n’ont rien consommé du tout, et oublient l’alcool. “Ah oui, mais l’alcool…” [Rires] Il y a vraiment des messages à faire passer, comme « On ne ressert pas une personne complètement ivre » ou « On ne vire pas une personne qui fait un scandale, si jamais elle est vulnérable. » Le fait de rebondir sur les piqûres, ça nous permet de rappeler les bases et de dire que le problème, ce ne sont pas les piqûres. Les piqûres, c’est l’arbre qui cache la forêt. Derrière, il y a plein de petites choses à ne pas oublier.
MB – Pareil. Nous, on vient rassurer et accompagner des victimes de toutes formes d’agressions, donc on n’a pas vraiment changé nos façons de faire, si ce n’est être encore plus présents en amont pour préparer les festivals à ces questions.
Chez Consentis, vous parliez du projet de cartographie de lieux “safe” à Paris que vous avez avec la Mairie de Paris. Quels sont vos autres projets pour les prochains mois ?
SM – Il y a des choses que je peux dire, mais pas toutes ! [Rires] La rentrée se concentre essentiellement, comme toutes les rentrées, sur les soirées étudiantes. On est contacté·es par des établissements d’enseignement supérieur, notamment par des BDE, pour former à la réduction des risques dans ces soirées-là. Et puis le projet que l’on développe avec la Mairie de Paris devrait être mis en place à l’automne. On va être bien occupé·es avec ça. Et puis, de toute façon, la formation des structures, pour nous, c’est toute l’année, donc on est dans le rush. On vient de recevoir notre Qualiopi [certification qualité reconnue des prestataires de formation], donc on va pouvoir travailler avec des structures privées qui décident de se faire financer leurs formations.
MB – C’est vrai que les BDE sont très friands de ça et c’est cool parce que ce sont quand même les adultes de demain. Il y a un truc assez positif dans cette envie et cette prise de conscience chez les jeunes. Nous, pour l’avenir, on a des projets sur le long-terme. Sur le court-terme, on va finir cette première année de mise en place de Safer. On avait pour projet d’accompagner 30 à 40 festivals, et on est déjà à 58 ! On n’a pas chômé, c’est chouette. Et puis on voudrait aller vers d’autres terrains d’expérimentation, toujours main dans la main avec Consentis.
Un mot pour la fin ?
SM – Les milieux festifs sont des espaces qui sont vraiment hyper jolis, où on peut développer de très belles choses, particulièrement dans une société qui a du mal à prendre en charge l’émotionnel. En festival, tout le monde se dit “Bonjour” par exemple. Ça n’a l’air de rien, mais quand t’as grandi à Paris, ça n’arrive pas concrètement ! [Rires] Il y a une facilité à prendre contact qui est beaucoup plus forte. Donc ces espaces, on veut vraiment les préserver, les rendre safe.
Propos recueillis par Cécile Massin
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