Avec El Baile, la chorégraphe et l’écrivain racontent une histoire de l’Argentine contemporaine à travers ses danses et ses corps. Reportage dans les coulisses d’une création.
Le cinéma Prix d’ami, en plein cœur du quartier La Boca de Buenos Aires, a sûrement connu des jours meilleurs. Pourtant la salle garde un peu de sa splendeur : murs blancs immaculés et toit coulissant. L’équipe d’El Baile y a trouvé refuge en avril dernier pour des répétitions. Les danseurs ont dû composer avec un sol en béton et des fuites par temps d’orage. Mais pas de quoi entraver l’enthousiasme de cette douzaine d’interprètes dont la folle énergie habite les lieux.
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Mathilde Monnier, qui signe là son grand retour chorégraphique, a multiplié les allers-retours Paris-Buenos Aires, entre auditions, studios et discussions, s’imprégnant de l’air de la capitale argentine. A ses côtés, l’écrivain argentin Alan Pauls – auteur de L’Histoire des larmes – a joué le guide à travers cette mémoire d’un pays traversé de soubresauts incessants depuis la fin de la dictature.
“J’ai aimé et le film, et Mathilde”
A eux deux, ils se sont lancés dans cette aventure qui prend sa lointaine source dans Le Bal du Théâtre du Campagnol. Dans ce spectacle phare des années 1980, Jean-Claude Penchenat contait la France, de l’après-guerre aux années 1970. Pas un mot, juste de la danse et de la musique.
“Cela m’a pris du temps pour accepter, avoue Alan Pauls. J’étais déconcerté par la proposition et en même temps intrigué de travailler pour la danse. Je ne connaissais pas la pièce, je n’aimais pas le film qu’Ettore Scola en avait tiré. Il fallait prendre position par rapport à cet antécédent. Entre-temps, j’ai vu le film de Claire Denis sur Mathilde Monnier (Vers Mathilde, 2005 – ndlr). J’ai aimé et le film, et Mathilde. Il était temps que je me décide.”
“Il fallait entrer en contact avec un imaginaire qui n’est pas évident”
Monnier et Pauls vont s’écrire, se voir, échanger. L’écrivain plaisante à peine en s’avouant “fournisseur d’‘argentinité’ sur ce projet. “Il fallait entrer en contact avec un imaginaire qui n’est pas évident”. Il écrira dix pages, “comme une mosaïque de situations” plus qu’un scénario.
“Alan avait travaillé pour le théâtre, pour le cinéma, précise Mathilde Monnier. Mais comment cette alchimie allait-elle se traduire en danse ?” La paire remonte le fil des époques mais s’autorise surtout des libertés par rapport au spectacle initial. La plus importante étant d’abandonner la chronologie. El Baile croisera les périodes, les tendances. “Nous avons constitué un corpus de chants, de pas, de rythmes, qui est comme un patrimoine personnel. Une espèce de dictionnaire du vivant que les danseurs manipulent sur le plateau”, raconte Mathilde Monnier.
Un pied de nez au machisme
On navigue entre des temporalités différentes mais qui toutes cernent l’Argentine à un moment ou à un autre de son histoire récente. Ainsi, pour mettre en scène les années Carlos Menem (au pouvoir de 1989 à 1999), où l’argent facile était roi, les auteurs ont imaginé une salsa où chaque danseur frôle le premier rang en faisant assaut de vulgarité et de mouvements lascifs.
Dans une autre séquence, c’est la danse des gauchos, masculine par excellence, qui devient un concours à élimination directe. Dans ce pays machiste, le pied de nez est plus que parlant. Dès lors, l’idée est de raconter ce que l’histoire fait aux corps, plutôt que l’histoire elle-même.
Le dispositif s’est mis en place au cours des séances préparatoires, les interprètes produisant des mouvements et Mathilde Monnier passant “du temps à déconstruire leurs propositions. L’idée étant d’avoir un vocabulaire commun”. La chorégraphe avait peu d’images de l’Argentine, pas plus que des clichés. “Chaque pas m’a renseignée sur quelque chose du pays. Par exemple, dans la murga, une danse de rue avec tambours, sifflets et sauts, je suis allée rechercher des choses politiques.”
“La crise, c’est un peu notre logique”
A leur façon, les artistes réunis dans El Baile représentent ces manifestants bloquant toutes les grandes villes argentines, quelques jours plus tôt, lors d’une grève générale. Ou bien ces militants arpentant la Plaza de Mayo le 11 avril dernier, pour protester contre les violences faites aux femmes.
“La crise, c’est un peu notre logique, résume Alan Pauls. Tous les quatre ou cinq ans, on en connaît une nouvelle. Ici, les choses arrivent souvent dans la rue. Le meilleur comme le pire.” Après douze ans de centre gauche, le nouveau gouvernement en place, celui du président Mauricio Macri, ose une politique libérale assumée. “Mais 30 % de la population vit dans la misère.”
“Avec les danseurs, nous avons parlé de ce qu’est un corps contemporain argentin”
Pour autant, El Baile n’est pas un brûlot qui attaquerait de front tel ou tel dirigeant. Mathilde Monnier : “Avec les danseurs, nous avons parlé de ce qu’est un corps contemporain argentin. Mais sans être tenté de signifier ou de trop coller au réel.”
Aidée de sa dramaturge Véronique Timsit, collaboratrice fidèle du metteur en scène Jean-François Sivadier, Mathilde Monnier a surtout pu compter sur un autre atout : les voix des interprètes retenus. “Ils ont été auditionnés aussi pour leur capacité à chanter. Ils sont les témoins de leur histoire mais il ne s’agissait pas de leur demander de témoigner de la dictature, des disparitions. Les gens de 20 ans portent l’avenir, pas le passé. Sauf que ce qui se passe aujourd’hui n’est pas toujours si différent d’hier.”
Une bande-son finement ciselée
El Baile est également riche de la collaboration musicale de Sergio Pujol, historien spécialiste des musiques populaires. Aux yeux d’Alan Pauls, ce qui est “populaire, c’est ce qui est commun, ce qui crée un lien d’une génération à l’autre”. Même si les concepteurs d’El Baile ont choisi de tout prendre de manière contemporaine. Y compris le tango, décliné savoureusement…
D’une samba triste – qui se chante et se pleure – à Charly Garcia, chanteur star en Argentine (avec son titre No soy un estraño – “Je ne suis pas un étranger”), la bande-son finement ciselée porte El Baile à des sommets d’émotion. Quant à Olivier Renouf, qui met le tout en ordre, il est allé dans la rue enregistrer quelques sons du quotidien.
Avec les danseurs, les échos sont raccords. Ainsi, Carmen Pereiro Numer voit El Baile “comme un certain regard sur l’Argentine. Dans la première partie du travail de création, il nous a fallu trouver de quoi nous voulions parler à travers nos corps. Je crois que Mathilde et Véronique ont été sensibles à la corporalité argentine : ce corps dans la séduction, ce corps nostalgique aussi.”
« Il y a toujours un noyau de vérité dans un stéréotype ! »
Pablo Lugones est lui un véritable professionnel du folklore dansé. “D’une certaine façon, El Baile donne un autre sens à mon approche de la danse traditionnelle. Je sais qu’avec Mathilde et Alan il y a eu un partage du regard.”
Au final, El Baile donne à voir une tranche de ce passé argentin conjugué au présent. Y compris sa passion pour le foot. Mathilde Monnier ne sait pas encore si elle maintiendra cette ouverture ballon aux pieds ! “Nous n’avons pas évité les stéréotypes dans El Baile, nous les avons travaillés, lâche Alan Pauls. Il y a toujours un noyau de vérité dans un stéréotype ! Hitchcock disait : ‘Il vaut mieux partir d’un stéréotype plutôt que d’en devenir un.”
El Baile, après avoir essuyé des sols en carrelage ou le béton de Prix d’ami, a atterri en douceur du côté du Quai d’Angers, coproducteur du projet avec le festival Montpellier Danse. Une tournée française et argentine suivra à l’automne. Les danseurs piaffent d’impatience. Certains ne sont jamais venus en Europe. Ils se demandent si El Baile va séduire le public hexagonal. On répond par l’affirmative. Ils applaudissent, vous embrassent. Bienvenue au bal.
El Baile conception Mathilde Monnier et Alan Pauls, du 13 au 15 juin au Quai d’Angers, les 25 et 26 juin à l’Opéra Comédie de Montpellier (Montpellier Danse), les 29 et 30 juin au Square Dom Bedos, Bordeaux, les 2 et 3 septembre à Genève (La Bâtie), du 14 au 16 novembre au Théâtre national de Bruxelles, du 22 au 25 novembre au Théâtre national de Chaillot, Paris XVIe…
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