Avec “Vers la violence”, Blandine Rinkel dit l’héritage complexe qu’un père abusif transmet à sa fille. Un nouveau roman complexe qui installe l’écrivaine de 31 ans à une place qui compte. Rencontre à Paris.
Elle semble toujours osciller entre deux opposés. Ses romans à l’écriture acérée, grave, et sa présence éthérée et ludique au sein de son groupe Catastrophe. Elle est danseuse, musicienne, chanteuse, et écrivaine. Si Blandine Rinkel a des allures de paradoxe ambulant, c’est tant mieux : sa littérature s’en ressent, refusant toute simplification de la vie pour en fouiller l’infinie complexité, que ce soit dans L’Abandon des prétentions autour de sa mère, ou avec Le nom secret des choses sur une jeunesse de transfuge de classe. Son enjeu : ne rien éviter de l’ambiguïté des situations et des êtres, et de leurs liens. Gérard, par exemple, l’ogre tonitruant de son nouveau livre, Vers la violence, père à la fois mortifère et grand vivant, aimant et pervers, haineux et généreux, faisant planer une menace de violence physique sur sa femme et sa fille, Lou, dès l’enfance. Rinkel ausculte et construit, à force de détails, de sensations, le chemin qui mènera Lou à la prise de conscience – certains mots ou gestes ne sont pas normaux, sont en fait des abus – jusqu’à l’émancipation. Elle interroge aussi quelque chose de très délicat, de très inattendu à dire : la façon dont les parents, même les moins bons, nous transmettent une leçon positive quant à la vie. Elle examine l’influence qu’ils ont sur nos trajectoires, nos psychés, nos pulsions, même notre vie la plus intime. Rencontre à Paris avec une écrivaine qui est en train de prendre une vraie place, singulière, dans notre paysage littéraire.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Vous avez consacré votre premier roman, L’Abandon des prétentions (2017), à la figure de votre mère. Aviez-vous déjà le projet d’écrire sur votre père ?
Blandine Rinkel — D’abord, je tiens à préciser que Vers la violence est un roman, même si au départ il repose sur un matériau autobiographique. Dans mes deux premiers livres, je mettais en scène des personnages féminins, alors par la suite j’ai éprouvé le besoin de travailler ce que j’avais jusque-là tu. Une part non bénigne de mon être, ma part masculine. J’avais l’impression d’être dans un malentendu avec le monde. Au début, la narratrice de mon livre a donc été un narrateur. Mais le fait de côtoyer beaucoup de femmes corrosives, dans ma vie amicale ainsi que dans ma vie culturelle – Fishbach, la réalisatrice Chloé Zhao, Barbara Ehrenreich, que j’ai beaucoup lue pendant l’écriture de ce livre, ou encore Nastassja Martin -, des femmes qui ont un vrai rapport au sauvage, qui osent ne pas être polies, m’a fait penser que ce personnage serait énergisé si j’en faisais une femme. Une narratrice déjouant les clichés de genre.
Vouliez-vous montrer comment un parent négatif peut quand même transmettre quelque chose de positif ?
BR — Je m’intéresse à la manière dont on parle de la violence dans les médias : j’ai l’impression que c’est traité de manière univoque concernant l’accusé⸱e strictement. Ce qui se comprend, mais, en même temps, il y a une part de vitalité dans la violence dont personne ne parle. Et l’on ne peut pas en parler si l’on n’aborde pas la façon dont nous pouvons être revitalisés par la violence. Dans ma propre enfance, j’ai été éduquée à la dure, j’ai eu un rapport à la violence assez fréquent, ça a peut-être généré en moi une forme de trauma, mais aussi de vitalité. Ça m’a donné envie de vivre. C’est très délicat de dire cela, car je ne veux pas du tout légitimer la violence. Et puis là, je ne parle pas de viol ni d’inceste. Mais être élevée un peu à la dure, cela peut déclencher une réponse. Dans le livre, la manière dont Gérard éduque Lou, par exemple, cela peut aussi être une manière de brûler les étapes pour dire à ses enfants qu’il y a une vraie dureté dans la vie.
“Il y a une part de vitalité dans la violence dont personne ne parle”
C’est pourquoi vous vouliez rendre ce personnage masculin aussi paradoxal ?
BR — Gérard est aussi terrorisant que fascinant, aussi prompt à faire peur qu’à raconter des histoires. Ce sont les deux faces d’une même médaille : souvent, les personnes que nous trouvons très charismatiques, qui ont une aisance de conteuse ou de conteur, ont aussi un rapport très vif à leurs pulsions. J’ai voulu rester intransigeante sur la violence, qui est une souffrance, tout en ayant de l’empathie pour cette énergie, et travailler un personnage aussi lumineux que ténébreux, irrigué de lumière noire. Ce que j’aime dans les retours de lecture que j’ai jusqu’à maintenant, c’est que les avis sur Gérard ne sont jamais les mêmes. J’ai beaucoup réécrit le livre pour arriver à cette ambiguïté. Je souhaitais en arriver à, comme le dit Kundera, une suspension du jugement.
Vous parliez de femmes corrosives. Mais les femmes semblent toujours aussi mal vues par la société quand elles contredisent, montrent une part d’agressivité…
BR — Les vestiges de ce type de perceptions sont encore un peu présents, mais j’ai l’impression, grâce à Dieu, qu’on passe à une nouvelle ère. Les garçons qui ont trente ans aujourd’hui et que je fréquente ne vont pas s’offusquer de ce type de comportements chez une femme. Après, je vis dans un milieu artistique et je mesure que la norme n’y est pas la même que dans le milieu de l’entreprise. En revanche, il est vrai qu’en tant que femme, je me suis longtemps sentie obligée de rester polie, notamment à la sortie de mes premiers livres. Et ça, ça fait du mal à un écrivain. Car on écrit pour dire la vérité, pas pour plaire, sinon, c’est raté. La façon de présenter le livre après coup peut nuire au livre. J’avais aussi un complexe de classe sociale. Tout ça m’a amenée à ne pas oser m’exprimer, parler fort, alors qu’intérieurement, je savais ce que j’aurais dû en fait répondre à quelques remarques déplacées. Ce livre m’a changée. Lou se demande comment elle va répondre à cette violence qui lui a été infligée, et sa réponse va être radicale : elle décide qu’elle ne laissera plus prise à l’agressivité de l’autre. Sa radicalité va l’obliger à faire certains compromis : elle va refuser toute famille, va aller jusqu’au bout de l’affranchissement social, ce qui ne va pas sans sacrifice. Cette forme de radicalité là, en l’écrivant pour Lou, je l’ai faite mienne. C’est une forme d’honnêteté avec soi et l’autre qui va à son terme.
La radicalité, on la vit comment ?
BR — Fatalement, ça marginalise un peu, y compris dans des conversations qui semblent anodines. Je suis à un âge où, autour de moi, les gens commencent à se constituer en famille. Je les regarde avec curiosité et bienveillance, mais je vois bien que certaines questions que je pose – tu es sûr⸱e que tu veux te marier, avoir un enfant, etc. ? – crispent. Soit on accepte de se taire – ce qui n’est pas possible parce que j’écris et, lorsqu’on écrit, il est très difficile de s’imposer le silence -, soit certaines conversations peuvent devenir difficiles. Le mariage, la famille, c’est ce qui consolide le socle social, or c’est ce que j’interroge, et j’ai l’impression que c’est encore tacitement interdit de le questionner.
Écrire ce livre m’a réclamé un courage que je n’avais pas avant de travailler. De nombreuses fois, en l’écrivant, j’ai eu envie de l’abandonner. La lettre de Lou à son père à la fin était très difficile à écrire, car c’est une lettre d’amour, mais aussi de rupture radicale. J’avais l’impression de montrer une face de moi qui n’était pas assez conciliante. Plusieurs fois, j’ai mis le manuscrit de côté, mais il revenait, donc j’ai dû le terminer. Et puis, je vis avec un homme qui, pour le coup, m’encourage vraiment à explorer tout ce qu’il y a de plus ombrageux en moi et chez les femmes. Dans cette révolution féministe que nous traversons, la part d’ombre des femmes m’intéresse beaucoup.
“Dans cette révolution féministe que nous traversons, la part d’ombre des femmes m’intéresse beaucoup”
Une part d’ombre ?
BR — Oui, l’indompté en nous, le brouillon, ce qui naît et n’a pas encore de nom, ce qui s’extrait des codes, y compris des codes du féminisme. Ce qui s’affranchit des éléments de langage et de la gestuelle imposée. Il me semble que ça peut avoir un effet dévitalisant, de toujours devoir être une femme impeccable, claire et compréhensible. Je pense, dans le dernier roman de Virginie Despentes, à cette jeune femme qui dit avec humour “être féministe avec Valerie Solanas”, pas tant par accord parfait avec cette dernière, que parce que Solanas est “tellement problématique” qu’en un sens, elle libère de la peur – mortifère – de ne jamais faire assez bien, de ne pas convenir à ce qu’on attend de nous. Comment rester vivante, au plus proche de ses désirs ? Comment n’être pas une stricte réaction aux actes des hommes, une chose inoffensive qu’on vient offenser ? Comment garder en soi un noyau actif, qui flamboie ? Ça m’intéresse qu’une femme puisse être offensive, et que ses contours soient troubles. C’est ce que j’appelle l’ombre. Et puis, je me méfie de l’exigence de clarté à chaque moment de la vie, la clarté obligatoire peut exercer, sur vous, une certaine terreur. Et ça se retourne contre les femmes. On le voit avec l’idée de la “mauvaise victime”. Il faudrait qu’on puisse dénoncer, de façon intransigeante, ce que sont des abus, sans devoir masquer pour autant la part de fascination ou d’attirance qu’on a pu éprouver pour l’autre. Ça ne veut pas dire qu’on est fourbe, juste qu’on est humaine, donc plurielle et parfois contradictoire. On devrait pouvoir raconter son histoire avec honnêteté. J’ai essayé d’écrire mon livre en gardant ça en tête. Lou montre l’enchantement, l’amour et la peur qu’elle éprouve à l’égard de Gérard. Les deux. Sans devoir gommer ou amoindrir une partie de l’histoire.
À vous écouter, on a l’impression qu’il s’est produit un déclic en vous.
BR — Ce déclic s’est produit quand j’ai changé le genre de mon narrateur. Il était sarcastique, on a plus d’exemples d’hommes sarcastiques que de femmes dans les livres. Quand j’ai décidé de changer son genre, il m’a fallu inventer quelque chose de bien plus singulier que ce sarcasme masculin un peu convenu en littérature. Cette narratrice, il lui fallait être lucide sans sombrer dans le sarcasme. Le point de bascule réel du livre, c’est quand j’ai écrit sur la mort d’enfants. Si vous prenez le temps et le risque de décrire des enfants morts qui ont existés dans votre entourage, vous ne pouvez plus les abandonner. Je ne pouvais pas trahir des fantômes. À partir de là, mon écriture s’est durcie.
Vous lisez beaucoup d’essais quand vous écrivez ?
BR — Ce n’est pas aussi volontaire que ça, je ne me dis pas “je vais faire un roman sur tel sujet, il va me falloir lire tels essais”. C’est de manière à la fois mystérieuse et précise que se tisse une constellation d’essais à lire au moment de l’écriture. Pour ce livre-ci, j’ai lu des textes anthropologiques sur l’animalité. Cela m’a aidée de comprendre que je pouvais emprunter aux animaux pour décrire des humains. Croire aux fauves de Nastassja Martin ou Le Sacre de la guerre de Barbara Ehrenreich ont été très importants pour moi. Cette dernière m’a fait comprendre que la peur préside à la violence et cela m’a permis de rendre Gérard plus humain. La série Succession m’a aidée, aussi, puisque dans cette famille, ils se disent tout ce que normalement personne ne dit. Il y a aussi un côté tragédie, avec panache. Dans mon livre, la fatalité, c’est que le père apprend à sa fille à le trahir, cela implique qu’elle lui fera violence à sa manière.
Pourquoi êtes-vous devenue, comme Lou, danseuse, alors que c’est un peu un cliché de la féminité ?
BR — Lou a un rapport presque militaire à la danse classique. En apparence, en effet, cela répond au cliché “féminin”, ça a l’air gracieux, mais c’est le genre de danse le plus dur, c’est un entraînement terrible, douloureux. Elle va s’en extraire pour aller vers quelque chose de plus nouveau, affranchi des genres, qui mélange le jazz et le krump – une danse née à L.A. où des hommes, dans des quartiers pauvres, au lieu de se frapper, se sont mis à danser en changeant les pulsions de violence en gestes de danse. Pour ma part, j’ai fait huit ans de danse quand j’étais plus jeune, du modern jazz, puis j’ai redécouvert la danse en faisant de la musique et de la scène avec Catastrophe. J’ai découvert qu’on pouvait être singulier. Longtemps, en dansant, j’avais honte d’avoir des muscles, de ne pas être cette jeune femme fragile qui serait plus désirable qu’une femme forte. Lou assume qu’une certaine force au féminin soit, au contraire, très bien. J’ai moins voulu écrire une quête guerrière d’un genre sur l’autre qu’un affranchissement.
Vos projets avec Catastrophe ?
BR — On joue tous les mois depuis des années et on en est un peu fatigués de cela. On va arrêter la tournée et écrire un nouveau disque. Mais dans un premier temps, j’ai surtout envie d’écrire. J’ai un projet d’essai.
Blandine Rinkel, Vers la violence (Fayard), 378 p., 20 euros, en librairie.
{"type":"Banniere-Basse"}