À la veille de la parution de son premier roman, l’ex-Taxi Girl et producteur de Madonna détaille la genèse des “Tout-Puissants” et confesse son plaisir de l’écriture. Fidèle à sa réputation, il a toujours sa langue bien pendue.
Voici déjà 22 ans que l’on attend patiemment la suite de Production, le deuxième album du musicien Mirwais, cofondateur de Taxi Girl et producteur à succès de Madonna (Music, American Life). Après une fausse alerte consécutive à la parution du maxi 2016 – My Generation (titre rétrofuturiste préfigurant la sortie d’un concept-album, The Retrofuture) pour le Disquaire Day 2020, on retrouve aujourd’hui l’homme au rayon livres en cette rentrée littéraire 2022. Avec Les Tout-Puissants, Mirwais Ahmadzaï publie ainsi son tout premier roman inspiré par l’époque, où la logique surconsommatrice prévaut sur tout le reste, où les marques commerciales régissent la société, où l’intelligence artificielle s’insinue dans nos vies connectées. Prenant pour témoin un symbole du passé totalitaire pour parler d’aujourd’hui et de demain, le néo-romancier sexagénaire s’attache aussi à ancrer son récit dans un Paris frappé par les attentats de 2015 et la pandémie de 2020. Derrière le personnage principal de Lazare, on devine souvent Mirwais lui-même. Comme il l’écrit dans son ouvrage, “la seule liberté qui restera sera celle de vivre et de consommer”, pointant du doigt “une sorte de camp de consommation dirigée”. Lecteur féru de Kafka, Burroughs et Philip K. Dick (le volet de la couverture de Siva lui a inspiré celle des Tout-Puissants), Mirwais devient auteur science-fictionnel. Avant d’envisager déjà la suite.
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Quelle est la genèse de ton premier roman, Les Tout-Puissants ?
Mirwais — J’ai commencé à écrire dans les années 1990, puis ça s’est accéléré au début des années 2000, quand je voyageais beaucoup en travaillant avec Madonna, car je découvrais un monde que je ne connaissais pas : le showbiz. C’était une époque quasiment sans Internet, donc on ne pouvait voir ce monde qu’à travers le prisme de la télé ou des photos imprimées. Je n’aimais pas du tout ce que je voyais. Ce qui était excitant, c’était d’être en studio ou de faire un peu de live, mais tout le reste ne m’intéressait absolument pas. Je me demandais même pourquoi les gens se battaient pour en arriver là. Il y avait un côté déprimant, d’autant plus que j’étais en pleine séparation avec la mère de mes enfants. Je suis contre la logique américaine avec ses parcours fléchés. Les Américains savent te conduire vers le succès et te faire rentrer dans leur game, que tu sois un artiste indépendant ou un vrai weirdo comme moi. Je m’échappais en écrivant de la poésie, inspirée par le cut-up de William S. Burroughs. J’avais besoin de non-sens et d’abstraction dans une période de logique absolue. Jusqu’ici, j’étais plutôt habitué au chaos français.
L’écriture comme un antidote.
M — Complètement, je lisais aussi pas mal d’essais sur la société, car j’ai un défaut : je m’intéresse beaucoup aux gens. Je dis que c’est un défaut parce que, dans le showbiz, les personnes ne s’intéressent qu’à leur pré carré, leur nombril. J’ai toujours été sensible à la misère humaine. Avec Taxi Girl, on ne méritait pas d’avoir un succès stratosphérique, mais quand même, on s’est fait arnaquer, notre batteur est mort d’un speedball à 21 ans… J’essayais donc de mettre en forme mes réflexions autour du succès mondial que je vivais avec Music de Madonna. J’étais d’ailleurs le seul Français autour d’elle. Madonna est une tête de pont du capitalisme. Sans forcément qu’elle s’en rende compte, elle était instrumentalisée. Quand MTV voulait pénétrer le marché chinois, la chaîne avait cinq artistes à proposer, dont Madonna. Je ressentais la nécessité de le décrire. Et j’ai ainsi commencé à m’intéresser à la mode et particulièrement aux marques. Dans mon livre, j’ai donc utilisé un symbole du passé pour décrire une métaphore d’Internet. À partir de 2000, on a assisté à une incantation commerciale, qui est aujourd’hui connectée à l’intelligence artificielle. Sans être parano, la surveillance commerciale pourrait un jour se transformer en surveillance policière. Ce serait très naïf de croire que le déploiement de l’intelligence artificielle est neutre. Beaucoup de gens sont totalement dépassés par ce que l’on vit, à commencer par les sociologues. C’est là tout le problème : l’intelligence artificielle s’est développée à vitesse grand V. Un peu comme si nous nous faisions absorbés par un boa digital. Sur mon prochain album, j’ai ainsi intitulé une chanson Speed of Speed. Dans la littérature, peu d’auteurs se sont encore emparés du sujet.
“Sans être parano, la surveillance commerciale pourrait un jour se transformer en surveillance policière. Ce serait très naïf de croire que le déploiement de l’intelligence artificielle est neutre”
Tu parles justement, dans Les Tout-Puissants, “d’une sorte de camp de consommation dirigée”.
M — En exergue d’un chapitre, j’ai utilisé l’expression de Karl Marx sur “l’extorsion”. Quand un marché est saturé, le capitalisme cherche de nouveaux débouchés, en procédant par extorsion pour se relancer. Car le capitalisme est basé sur l’amplification et la possession des canaux de diffusion. Si on prend l’exemple de la musique, les majors ont mis des enclos sur le digital. Qui a perdu dans l’histoire ? Les artistes, puisque leur rémunération issue du streaming est infinitésimale. Or, en 2021, les majors n’ont jamais autant gagné d’argent dans l’histoire de la musique enregistrée. Que la musique se diffuse partout dans le monde est une bonne chose, mais la rémunération des artistes est un problème politique qu’il va falloir régler. Car dans un monde où tout est payant, comment les artistes paupérisés peuvent-ils survivre ?
Dans ton livre, tu décris à la fois le monde actuel et le monde d’après.
M — C’est une projection. Je ne vois pas pourquoi ni comment les outils de l’intelligence artificielle s’arrêteraient là. Parmi les algorithmes de Spotify, si un morceau ne commence pas par le refrain, il figurera forcément en bas des classements. C’est ce que j’appelle la demoncracy, qui sera d’ailleurs le titre de mon prochain single. Ce n’est rien d’autre que du softpower. Pour faire un peu de provocation, mais j’aime bien le répéter, c’est la première fois dans l’histoire de l’art que le passé est meilleur que le futur.
À quel moment as-tu décidé de pousser l’écriture au point d’achever et de publier ton premier roman ?
M — Parce que j’en ai marre du milieu de la musique, largement en partie pour les motifs que je viens de t’exposer. Mon nouvel album est quasi prêt, mais je ne souhaite pas le sortir maintenant. Le showbiz m’a perdu. Pour des personnes comme moi, qui n’ont pas construit de carrière, je n’ai pas une armée derrière comme l’ont actuellement les artistes qui cartonnent et qui fonctionnent comme des généraux. Une œuvre d’art a aujourd’hui besoin du marketing pour se faire connaître et je n’ai pas envie de participer à ce jeu-là. L’expérience m’a appris à toujours trouver mon chemin.
“Une œuvre d’art a aujourd’hui besoin du marketing pour se faire connaître et je n’ai pas envie de participer à ce jeu-là”
Dans un récent post sur Instagram, tu écrivais d’ailleurs : “Considérez mon livre comme mon prochain album.”
M — Exactement, parce que je ne reçois pas assez de bons signaux de l’industrie de la musique. Peut-être est-ce moi qui n’envoie pas de bons signaux, mais ce n’est pas grave. Mon roman est mon nouvel album.
22 ans après Production, ton précédent et deuxième album, on ne peut pas te retirer la patience comme vertu.
M — Je pars du principe qu’il faut être numéro 1 quand tu fais quelque chose. Or, il y a seulement 40 places dans les charts. Je préfère être numéro 1 à la place de Dua Lipa, que je n’apprécie guère. C’est en étant au top que l’on peut faire bouger les choses, culturellement parlant. On laisse des artistes accumuler un pouvoir énorme, au point qu’ils sont devenus encastrables. Et s’il m’arrivait aujourd’hui le genre de succès que j’ai connu en 2000, je n’attendrais pas 20 ans pour enregistrer un autre album. À l’époque, on ne pouvait pas imaginer qu’allaient survenir Nabilla, les blogueurs, les influenceurs et cette incantation commerciale qui allait changer le monde. Même l’empire Kodak n’avait pas imaginé être enseveli par la photo numérique. Chacun a sa chance, il suffit seulement d’identifier les problèmes et de les combattre, comme je le dis à la fin de mon livre. Que ce soit avec Taxi Girl, en solo ou avec Madonna, je me suis toujours battu contre le système du showbiz.
Que découvres-tu dans le milieu de l’édition ?
M — Un entre-soi hallucinant, qui en devient presque touchant tellement c’est ringard. Et c’est certainement la faute des prix littéraires – sans prix, tu n’as quasiment aucune chance de vendre ton livre. Mais je suis persuadé qu’un jour ou l’autre, l’ingénierie de l’attribution des prix finira par sauter. Cela dit, j’ai pris le goût d’écrire. Et la littérature est le dernier champ d’expression artistique qui n’est pas encore privatisé.
“Je suis persuadé qu’un jour ou l’autre, l’ingénierie de l’attribution des prix finira par sauter. Cela dit, j’ai pris le goût d’écrire”
C’est aussi un domaine qui, contrairement à la musique et au cinéma, a résisté à Internet.
M — Oui, il suffit de constater l’augmentation des ventes de livres en 2021. Contrairement à un disque, un livre, ça résonne. Les livres changent le monde, mais y a-t-il beaucoup de chansons qui l’ont changé ? Même Dylan le reconnaît.
Quels écrivains ont bercé ta jeunesse ?
M — William S. Burroughs, Philip K. Dick, Kafka, et, curieusement, j’ai essayé de comprendre Nietzsche. Peut-être est-ce son destin solitaire auquel je m’identifiais plus jeune. Même si je n’ai pas fait d’études de philosophie, j’ai toujours eu un amour pour Nietzsche. Ses écrits sont incroyables.
Prends-tu le même plaisir à écrire qu’à composer une chanson ?
M — Je dirais même plus de plaisir à écrire. Tu vois bien comment je m’exprime : je parle et je développe beaucoup. Et, dans le milieu de la musique, ce n’est pas ce que les gens veulent entendre. Alors j’avais souvent l’impression que mon cerveau tournait à vide. Au moins, dans un livre, je peux y consigner toutes mes idées.
Comment t’est venu le titre Les Tout-Puissants ?
M — Je voulais décrire ce sentiment paradoxal de la toute-puissance quand tu lâches prise. Encore faut-il arriver à s’en souvenir. Bien sûr, ce titre fait aussi allusion aux milliardaires schizoïdes qui se prennent pour des tout-puissants, mais tôt ou tard, ces gens-là seront défaits. J’en reviens à Aristote, qui faisait une différence entre l’acte et la puissance. Les tout-puissants sont en puissance, mais ils n’ont pas de pouvoirs. Ils sont comme des avatars, à l’instar d’Elon Musk, qui n’est qu’un poisson-pilote de la tech américaine. C’est d’ailleurs très dangereux que des États, notamment en Amérique, confient des pans entiers de la recherche à des sociétés privées. Réhabilitons donc le situationnisme.
À la lecture, on te devine souvent derrière le personnage principal de Lazare, d’autant que l’action se déroule à Paris où tu vis.
M — Il le fallait et rien ne sert de partir à New York pour écrire une bonne histoire. J’ai bien piloté un album hallucinant comme Music de Madonna depuis mon petit studio parisien du 11e arrondissement. C’est bien plus intéressant d’updater Paris que de faire Emily in Paris. Mon livre est une très légère dystopie qui parle d’une société globale. C’est pourquoi je tenais à cette fin poétique, sibylline et ouverte. Plusieurs de mes amis se sont reconnus dans les trois premières pages. À travers ce fameux symbole, ils plongent dans un cauchemar, avant de se réveiller à la toute fin.
Quelles seront les prochaines échéances après la parution des Tout-Puissants ?
M — Aujourd’hui, j’ai 61 ans et je me donne dix ans pour rattraper tout ce que je n’ai pas fait depuis vingt ans, entre écrire des livres et enregistrer plusieurs disques. Je veux aussi adapter Les Tout-Puissants au cinéma, c’est la raison pour laquelle je l’ai fait traduire en anglais. Je fourmille de projets, je dois désormais accélérer. La musique n’est pas devenue secondaire, mais, pour la première fois de ma vie, je m’autorise à faire plusieurs choses en même temps. Peut-être que mon album, qui est quasi terminé, deviendra la bande originale de mon film.
“Je me donne dix ans pour rattraper tout ce que je n’ai pas fait depuis vingt ans, entre écrire des livres et enregistrer plusieurs disques”
Ces dernières années, tu as aussi commencé à enregistrer la voix de quelques écrivains célèbres.
M — J’innove, en l’occurrence. Dans le livre, il y a six chants qui relèvent de pensées abstraites et poétiques. J’ai eu l’idée de proposer à des grands écrivains de les déclamer sur ma musique. En 2016, j’ai rencontré Michel Houellebecq, on s’est bien entendus et il a accepté de poser sa voix sur un extrait du Chant n°1. Le résultat est superbe. Puis j’ai réussi à approcher, à Los Angeles, Bret Easton Ellis, qui a également enregistré cet extrait traduit en anglais. Il a une voix incroyable. Je réfléchis donc à pousser le concept avec d’autres auteurs, ce qui pourrait constituer la bande-son de mon livre.
Tu as déjà entamé l’écriture d’un prochain livre ?
M — Oui, la biographie de Taxi Girl, qui sera le premier volume d’une trilogie sur le showbiz. Il était temps de rétablir la vérité. À 16 ans, nous étions comme deux frères avec Daniel [Darc], mais il a retapissé l’histoire de Taxi Girl. J’ai choisi de me concentrer sur une période très précise de notre groupe : des débuts (en mars 1978) à Seppuku (1981), paru deux mois après la mort de notre batteur Pierre Wolfsohn. Ce sera donc l’histoire de mon groupe idéal. J’en ai quasiment terminé la rédaction. Ces années-là furent tellement chaotiques. Et j’espère qu’un jour, l’anthologie de Taxi Girl pourra enfin sortir, mais Warner bloque tout pour des histoires de copyright, alors que cette major n’a rien fait depuis 40 ans pour rééditer le catalogue de notre groupe.
Ressens-tu enfin la même excitation ou fébrilité à faire paraître un livre qu’à sortir un disque ?
M — Non, car je suis toujours sur le coup d’après. En 2022, il faudrait être con pour croire au très grand compliment. D’autant que j’ai toujours été gêné avec les éloges, alors que d’autres artistes ne vivent que pour cela.
Propos recueillis par Franck Vergeade
Les Tout-Puissants (Éditions Séguier). En librairie le 25 août.
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