Avec ce génial “Le cœur ne cède pas”, Grégoire Bouillier se lance dans une folie littéraire de grande envergure. L’élucidation d’un fait divers qui se ramifie au fil de ses centaines de pages, croise bien des histoires de France, mêle la biographie à l’autobiographie, nous emporte et nous emballe, l’humour en bandoulière.
C’est une histoire de fou, doublée d’une entreprise littéraire un rien zinzin, triplée d’un plaisir de lecture formidable. Soit, donc, Le cœur ne cède pas de Grégoire Bouillier, dont l’auteur a estimé qu’il ne tiendrait pas dans moins de 876 pages. Mes chéri·es, ne partez pas en courant après avoir découvert cette information. Ce long cours est nécessaire, voire vital, pour prendre le large et nous embarquer dans une croisière romanesque où on ne s’amuse pas à toutes les pages (avis de tempête récurrent), mais où l’humour fou tient bon la barre.
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Soit, donc, un fait divers à l’été 1985 : une femme d’un certain âge est retrouvée morte de faim dans son appartement parisien. Hélas, une banalité. N’était que la défunte écrivit le journal de ses 45 jours d’agonie. C’est l’étincelle qui fait déborder le vase de l’imagination, folle du logis notoire. C’est aussi, chaud et froid, la goutte d’eau qui met le feu à la cambuse, “Le cœur ne cède pas” étant une des phrases écrites par la morte.
Vers une magnifique folie
Sous son nom propre, Bouillier se lance dans l’espace intersidérant d’une enquête criblée de vides. Née en 1921, la défunte s’appelait Marcelle Pichon, mais pas seulement : elle fut brièvement célèbre dans le Paris de l’après-guerre sous le pseudonyme de Florence, mannequin chez le couturier Jacques Fath, qui, soit dit en passant, fut pendant l’Occupation un fieffé salopard. Tout est dit “en passant” dans Le cœur ne cède pas. Aussi bien les milliers de recherches, documents, archives, état civil, émissions de radio ou de télévision, que les lectures de référence : Perec, évidemment, car il s’agit d’une “tentative d’épuisement”, du sujet comme de l’auteur. Modiano, bien sûr, surtout celui de Dora Bruder dont Marcelle pourrait être une parente – “bruder” en allemand voulant dire “frère”. Dans ce fleuve de digressions, le tumulte du courant le dispute au silence fangeux des bras morts. Croulant et étouffant sur tout ce qu’il finit par (trop ?) apprendre (“Je m’égare, je perds la tête !”, écrit Bouillier comme on hurle), il fomente un coup d’État littéraire en forme de sauve-qui-peut : la création intra-muros d’une agence de détective privé dont il est le patron, assisté d’une jeune assistante à fort caractère prénommée Penny. Sans doute en hommage à Miss Moneypenny, la secrétaire sexy des James Bond. Sans doute oui, sans doute non. Car tout est “sans doute”, dans cette fausse frivolité qui se durcit lorsque, soudain (le “soudain” pouvant durer plusieurs pages), Grégoire Bouillier mêle le carnet intime de ses tourments au journal de la morte. Une folie, comme on le disait architecturalement au XVIIIe siècle : un édifice bizarre dans un coin du parc, fantasme de Chine ou de Grèce antique, vraie pagode ou fausse ruine. Le cœur ne cède pas est une magnifique folie qu’il faut visiter en douce, s’y assoupir, y rêver. Ça repose, ça inquiète, ça fait du bien et du mal, ça laisse la liberté de se raconter d’autres histoires, ça fait battre le cœur qui, au terme du voyage, c’est vrai, ne cède pas.
Le cœur ne cède pas (Flammarion), 876 p., 26 €.
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