Eileen Myles voit enfin son texte le plus important, “Chelsea Girls”, traduit en français vingt-huit ans après sa parution outre-Atlantique. À 72 ans, cette figure de l’underground littéraire new-yorkais, plus contemporaine que jamais, est en train d’être redécouverte par la jeune génération.
Tout commence par une histoire de films. Nous sommes au tout début des années 1970, dans le Massachusetts, sur Harvard Square, cette fameuse place triangulaire où se côtoient artistes et étudiant·es, aux abords de la prestigieuse université du même nom. Ici, les cinémas indépendants proposent du Bergman et du Godard à leur clientèle intello avide de films d’art et d’essai. Dans la salle, on trouve Eileen Myles, la petite vingtaine, encore à la fac – mais pas à Harvard, non, à l’université bien moins élitiste du Massachusetts, à quelques kilomètres de là –, qui découvre avec enthousiasme Les Quatre Cents Coups.
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Myles admire la façon dont, à travers une série de longs métrages, François Truffaut narre les étapes successives de la vie d’Antoine Doinel, dans ce qui semble constituer, en réalité, un récit autobiographique. Mais une réflexion cogne dans sa tête : “Pourquoi est-ce qu’il n’existe pas de version féminine d’Antoine Doinel ?” Où sont-elles toutes ces femmes qui, elles aussi, fuguent, rient, doutent, se rebellent, cherchent leur place – bref, existent ? Et cet état de fait obsédant : personne ne sait comment Myles et ses amies vivent.
Les quatre cents coups d’Eileen Myles
Puisque ça n’existe pas, il faut donc le faire. C’est avec cette volonté que, quelques années plus tard, Eileen Myles s’attelle à Chelsea Girls (clin d’œil à Warhol). Écrit entre 1980 et 1993, le recueil d’essais est enfin disponible en français grâce aux Éditions du sous-sol, vingt-huit ans après sa sortie américaine en 1994. Pourquoi a-t-on dû attendre si longtemps pour qu’un texte d’Eileen Myles soit traduit dans notre langue, malgré sa renommée outre-Atlantique et sa vingtaine d’ouvrages parus ? Mystère.
Lors de notre interview par Zoom, depuis une pièce aux tons beiges de son appartement (dont un mur est absolument recouvert de livres) de l’East Village new-yorkais, Myles n’a pas vraiment de réponse à nous apporter. Il y a bien eu un projet de traduction de Chelsea Girls dans les années 1990, mais le traducteur est mort avant d’avoir achevé son ouvrage. Et le projet fut laissé à l’abandon.
Les nuits blanches, la virée entre copines lesbiennes, les cachets d’amphétamines et son black-out à Woodstock
Dans l’introduction, Myles raconte ce désir de faire du cinéma, immédiatement fauché par le manque de moyens : “Comme nous n’avions pas la possibilité de tourner un film, j’ai dû décider que l’écriture pouvait en être un.” Le stylo remplaçant la caméra, Myles décrit sa vie et celle de ses proches. Les nuits blanches, la virée entre copines lesbiennes dans un bar gay du Maine, les coucheries avec son ex-copine, avec la copine de son ex-copine, les cachets d’amphétamines obtenus via un médecin du Queens à la déontologie assez souple et revendus dans tout Manhattan, son black-out à Woodstock en 1969 (“Quand je me suis réveillée, je marchais sur une colline noire de monde sous un soleil de plomb avec une gueule de bois monstrueuse, et les mecs de Canned Heat poussaient leurs falsettos en continu”). Son enfance, aussi, et l’alcoolisme de son père, mort sous ses yeux alors que Myles n’a que 11 ans.
Une poétesse avant tout
Tout le livre est écrit au féminin mais, depuis quelques années, Eileen Myles préfère utiliser le pronom anglais neutre “they” pour exprimer son identité de genre, qu’on pourrait traduire par “iel” (contraction de “il” et “elle”). “Je n’utilise pas le terme ‘non-binaire’ parce que ça sonne tellement technique. Mais je dis que je suis trans… ou a they-lesbian !” Myles se marre.
En 2015, le New Yorker lui avait demandé son opinion sur ce pronom de plus en plus utilisé par la jeune génération queer. Bof. À l’époque, l’artiste n’est pas très enthousiaste. Mais finit par changer d’avis. “Quand j’étais enfant, je me demandais : ‘Pourquoi je ne suis pas un garçon, comment est-ce possible ?’ L’idée de fluctuation, de pluralité sonne juste pour moi. J’ai fini par me dire : ‘C’est pour moi.’ C’est simple : quand je vois plus de liberté offerte dans cette société, je la prends !”
“Poète, selon moi, ça a toujours voulu dire saint, ou héros, le personnage dansant sur le vitrail de mon âme, la main qui se lève lentement avec le temps”
La liberté, Myles l’a déjà saisie une première fois, bien des années plus tôt, en décidant, à 24 ans, de devenir poète alors que rien ne l’y destinait vraiment. Sur son site officiel, on peut lire trois bios différentes, selon la longueur souhaitée. Mais toutes commencent par cette phrase : “Eileen Myles a quitté Boston en 1974 pour venir à New York et devenir poète.” Comme si sa vie avait commencé à ce moment précis. Direction : New York. Objectif : poète.
Certes, Myles ne rechigne pas à écrire de la prose, mais la poésie reste la grande affaire de sa vie. Dans Chelsea Girls, on peut lire : “Poète, selon moi, ça a toujours voulu dire saint, ou héros, le personnage dansant sur le vitrail de mon âme, la main qui se lève lentement avec le temps, le bruissement qui enregistre ma matière face à une lumière forte, enfin merde, ma raison de vivre.” La poésie se pose là, tout en haut.
Une éducation catho, une jeunesse hippie
Né·e dans une famille catho et working class, pas très loin de Boston, Eileen se met à griffonner des vers à l’adolescence. À la fac, ça devient une habitude compulsive. “Dans tous les jobs alimentaires que je faisais, je passais mon temps à écrire des poèmes. À l’époque, j’essayais de comprendre ce que je devais faire de ma vie. Et un jour, au travail, j’ai réalisé que la poésie était the real thing, et que mon job ne l’était pas.”
À New York, Eileen Myles atterrit à la St. Mark’s Church, une église de l’East Village où le Poetry Project, un programme qui vise la jeunesse hippie, a ses quartiers. C’est là, loin des cercles académiques, que traînent les poètes de la New York School à laquelle on l’associe généralement. Myles devient membre de la petite communauté – une pierre angulaire, même – et fait ses premières lectures au CBGB, “un club qui a toujours été très cool”.
N’en a-t-iel pas marre qu’on lui parle toujours de cette période ? Myles éclate de rire
Eileen Myles devient proche du fameux poète Allen Ginsberg : “Il m’a fait publier et a tenté de me brancher avec son mec, Peter Orlovsky, qui couchait aussi avec des femmes ; c’était sa manière à lui de me dire ‘t’es super !’” Myles gagne aussi un peu d’argent en s’occupant du poète James Schuyler, assez mal en point. Un job qui consiste principalement à lui amener ses cachets et à lui faire du pain perdu dans sa chambre au Chelsea Hotel.
CBGB, Chelsea Hotel… La bio de Myles contient tous les mots clés du New York des années 1970 qui font tant fantasmer. Sans parler de cet incroyable portrait au regard si intense, signé Robert Mapplethorpe, qui orne la couverture de Chelsea Girls. N’en a-t-iel pas marre qu’on lui parle toujours de cette période ? Myles éclate de rire. “À mon arrivée à New York en 1974, tout le monde me disait ‘oh, wow, tu aurais dû voir ce que c’était il y a dix ans’, ou encore ‘les années 1950, c’était vraiment quelque chose’. Visiblement, la légende de New York veut qu’on te dise, à chaque période, que tu viens de tout louper !” Ici, on n’est pas du genre à cultiver la nostalgie.
“Admirable en tous points de vue”
Au début des années 1990, le regard plus tourné vers le futur que vers le passé, Myles a l’idée de se présenter à l’élection présidentielle, alors que New York a subi de plein fouet l’épidémie de sida et que le nombre de sans-abri ne cesse d’augmenter. C’est en hommage à cette campagne que
l’artiste Zoe Leonard écrit le fameux poème qui commence par la phrase “I want a dyke for president” (“Je veux une gouine comme présidente”), que l’on a beaucoup vu partagé sur les réseaux sociaux ces dernières années, climat politique désespérant oblige.
S’il s’agit avant tout d’un geste artistique, cette candidature est tout de même l’occasion d’une vraie campagne, avec des meetings dans pas moins de vingt-huit États. C’est lors d’un de ces discours, sur le campus où elle est alors étudiante, que Maggie Nelson, 19 ans, rencontre Eileen Myles. L’autrice des Argonautes est depuis devenue une amie très proche (et même son exécutrice testamentaire pour tout ce qui relève de la littérature) et ne tarit pas d’éloge à son sujet : “Eileen m’a transmis le courage, l’humour, la performativité, l’expérimentation et l’art de l’engagement intellectuel profond, sans prétention ni attache institutionnelle.”
Longtemps à part dans le milieu de l’édition, Myles a depuis été rejoint·e par d’autres, inspiré·es par son œuvre. “Il n’est tout simplement pas possible de m’imaginer en tant qu’écrivaine sans l’influence d’Eileen”, confirme Maggie Nelson, qui a participé à plusieurs de ses workshops alors qu’elle était toute jeune autrice.
Avec son allure androgyne, longiligne, ses cheveux argentés tombant sur ses épaules et ses T-shirts cools, Myles a quelque chose d’une rock star
Dans les sphères littéraires, mais aussi féministes et lesbiennes, cela fait longtemps que Myles a un statut d’icône. Avec son allure androgyne, longiligne, ses cheveux argentés tombant sur ses épaules et ses T-shirts cool, Myles a quelque chose d’une rock star, une Patti Smith de la poésie contemporaine, qui intimide. Pour Chris Kraus (l’autrice d’I Love Dick), une amie elle aussi, “Eileen est clairement un·e génie, un·e leader, avec un goût pour l’aventure, et admirable en tous points.”
Un incroyable retour de hype
Mais depuis 2015, la renommée de Myles a encore monté d’un cran. Cette année-là, l’artiste fait coup double et publie à la fois un recueil de poèmes choisis (I Must Be Living Twice: New and Selected Poems 1975-2014, chez HarperCollins – “Pour les poètes, précise-t-iel, c’est un peu comme une grosse rétrospective dans un musée !”) et une réédition de Chelsea Girls, longtemps resté indisponible. Brusquement, toute la presse se l’arrache. Le magazine du New York Times fait son portrait. Vanity Fair et Interview Magazine lui consacrent des entretiens au long cours. “C’était comme si, soudainement, il y avait une histoire : ‘Cette vieille personne – poète, homo et un peu punk – devient mainstream !’”, commente Myles, le sourire en coin.
Myles est plébiscité·e par la nouvelle génération de féministes, curieuse de redécouvrir cette figure frondeuse
C’est aussi à cette époque qu’Eileen Myles rencontre Joey Soloway, à qui l’on doit la série Transparent. Pour la saison 2, Soloway et son équipe de scénaristes sont en train de développer le personnage d’une prof de fac, poète et féministe (incarnée à l’écran par Cherry Jones) et décident de s’inspirer de Myles. Soloway vient de quitter son mari et se rend à une table ronde, où Myles est également invité·e, avec la ferme intention de séduire l’artiste.
Ces deux-là se plaisent instantanément et finissent par annoncer, via un article dans le New Yorker, qu’iels sont en couple (Soloway utilise également le pronom neutre “they”). La romance ne durera pas longtemps mais fascine la presse et la jeunesse queer. Car – et ça ne surprendra personne – Myles est plébiscité·e par la nouvelle génération de féministes, curieuse de redécouvrir cette personnalité frondeuse qui, bien avant MeToo et toute la vague actuelle, a su imposer son regard dans un monde littéraire où iel faisait figure d’exception.
Dans Chelsea Girls, un essai, rajouté à la dernière minute, est consacré au viol collectif que Myles a subi à l’âge de 18 ans. “Un peu avant la publication, j’ai réalisé que je ne parlais pas de cette histoire dans le livre, décrit-iel. Or je ne pouvais décemment pas inclure tous ces récits sur l’expérience des femmes sans évoquer le viol.” Quelles réactions le texte a-t-il provoquées à l’époque ? “Absolument aucune ! Les gens ne veulent pas entendre parler de viol, donc personne ne me parlait jamais de ce texte !” Aujourd’hui, iel travaille à un nouveau roman, All My Loves, dont une grande partie évoquera les violences sexuelles. L’ouvrage s’annonce ambitieux : plus de mille pages. Avec son envie de faire date, le projet ressemble à un sacré défi. Mais Eileen Myles n’est pas vraiment du genre à avoir froid aux yeux.
Chelsea Girls (Éditions du Sous-Sol), traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié, 304 p., 23€. En librairie le 2 septembre.
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