Avec la mort du dessinateur survenue le 11 août, nous avons perdu un artiste dont l’œuvre, du “Petit Nicolas” à ses couvertures pour le “New Yorker,” a été un antidote à la morosité.
Dans ses dessins, ses personnages, qu’ils aient juste avec eux un instrument de musique, un livre ou le nez au vent, prenaient souvent leur distance avec la société lors de moments de volupté solitaire. A contrario, l’annonce de sa mort par son épouse Martine Gossieaux Sempé a déclenché un phénoménal concert d’hommages, une foule de louanges qui, même venant des politiques, paraissaient pour une fois sincères et pas écrits en pilotage automatique.
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Disparu à l’âge de 89 ans, Jean-Jacques Sempé jetait un regard bienveillant sur le monde, croquant à petits traits l’absurdité de la vie, ses joies et ses peines. La tendresse dont il a fait preuve pendant plus de soixante-dix ans de carrière a transcendé les clivages, touchant lecteurs et lectrices de tout horizon. Retracer l’importance de celui à qui Anne Sylvestre avait consacré une chanson – Comme un personnage de Sempé – est une tâche titanesque. De Quentin Blake à Aude Picault, de Joann Sfar à François Ravard en passant par Ronald Searle, Quino, Voutch et bien d’autres, son influence a été considérable et sans doute bien plus qu’on ne le pense. N’importe qui portant un crayon a rêvé, au moins un jour, d’être Sempé.
De Sud-Ouest au Petit Nicolas
Né en 1932 à Pessac, dans la banlieue de Bordeaux, Sempé a vite brûlé les étapes pour devenir dessinateur professionnel. À la maison, les disputes incessantes de ses parents le poussent à s’évader en écoutant la radio. Viendront plus tard le jazz et les romans policiers. Après avoir quitté le lycée et accumulé les petits boulots, il se présente à la rédaction de Sud-Ouest comme étudiant en art – ce qu’il n’est pas – et publie ses premières illustrations. Au départ sous le pseudo de Dro, comme “to draw” (dessiner, en anglais), il est déjà sous influence américaine : celle des artistes du New Yorker tels que Saul Steinberg, dont il deviendra plus tard un collègue.
Suivant l’exemple d’un autre dessinateur bordelais qui fait carrière à Paris, Chaval, Sempé s’attaque ensuite aux rédactions de la capitale. Mais c’est dans le journal belge Le Moustique qu’il crée en 1955 avec Goscinny Le Petit Nicolas, le nommant ainsi après avoir vu sur un bus une publicité pour un caviste. Au départ, il s’agit d’une bande dessinée, une forme qu’il n’aime guère jusqu’à ce que la série, inspirée en partie par ses souvenirs d’enfance à Bordeaux, trouve sa véritable forme, celle de récits illustrés, toujours écrits par l’ami Goscinny. Avec ses personnages d’attachants garnements et sa représentation de l’enfance comme une parenthèse insouciante, Le Petit Nicolas, publié à la fois dans Sud-Ouest et Pilote, devient un phénomène de société, une source de rire pour petits et grands, une fontaine de jouvence. Épuré, réduit à l’essentiel, mais toujours expressif, le graphisme de Sempé est en totale harmonie avec les textes facétieux de Goscinny. Depuis, les 222 histoires du Petit Nicolas ont été traduites partout dans le monde, adaptées en trois long métrages dont le dernier, Le Trésor du Petit Nicolas, date de l’année dernière.
Renommée internationale
En parallèle de ce hit – qui occupe le duo jusqu’en 1965 –, Sempé continue de diffuser sa poésie graphique dans des revues hétéroclites. À partir de 1957, il illumine les pages Paris Match, revue à laquelle, malgré des interruptions, il restera fidèle jusqu’à sa mort – son dernier dessin, paru le 4 août, a comme texte la troublante phrase : “Pense à ne pas m’oublier”. Parmi son impressionnant bouquet de collaborations, on compte aussi Le Nouvel Observateur, L’Express, Lui, Je Bouquine, Télérama, sans oublier le New Yorker, ce magazine dont il admirait les illustrations dans sa jeunesse.
À partir de 1978, par suite de conseils de plus en plus insistants, Sempé ose enfin proposer ses services à la revue de ses rêves. Sa première couverture, il la décroche avec une sorte d’homme-oiseau en costume, regardant le soleil perché sur une rambarde de fenêtre. Une centaine d’autres suivront, prouvant que son art humoristique et gracieux constitue un langage intemporel que, quelles que soient ses origines, tout le monde peut comprendre. Sans forcer le trait, il y souligne les contradictions, imagine des moments à la fois ordinaires et loufoques qui font le sel de l’existence, immortalise avec une joie dans les couleurs la mélancolie. Plaçant des individus dans des environnements grandioses qui les dépassent, Sempé remet les choses à plat et dégonfle les prétentions. Jamais sans méchanceté. Sempé a toujours su doser la satire comme avec son personnage de Monsieur Lambert, cadre habitué au train-train mécanique jusqu’à ce qu’il découvre l’amour. Autre créature typiquement sempesque, Raoul Taburin est un vendeur de bicyclette qui… ne sait pas faire de vélo.
Interrogé par Marc Lecarpentier en 2009 pour le magnifique Sempé à New York (2009), le dessinateur assimilait le dessin d’humour à du luxe. “Et le luxe, on ne peut pas vivre sans luxe. On vit mais on vit mal. Le luxe c’est l’arc-en-ciel. Tu vis en Bretagne sous la pluie tout le temps, d’accord, mais un petit arc-en-ciel ça fait plaisir”. On a perdu un créateur d’arc-en-ciel mais, heureusement, on peut toujours se tourner vers ses livres pour connaître à nouveau des moments de luxe et d’intelligence.
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