Quatre personnalités partagent l’expérience de leur lutte contre les régimes autoritaires de leurs pays respectifs.
Mohamed Nasheed
Premier président démocratiquement élu dans son pays, le “Mandela des Maldives” vit en exil à Londres après un coup d’Etat en 2012.
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“En 1989, on a lancé notre petit magazine aux Maldives… Le gouvernement a vite arrêté le comité éditorial et 270 autres opposants. J’ai été mis en isolement dix-huit mois, torturé, battu. Ils m’ont pissé dessus et fait manger du verre. C’était brutal. L’idée, c’est de vous faire capituler, de vous pousser à vous confesser. Savoir qui est votre première copine, ce que vous avez fait ensemble… Votre première cigarette.
Les dictateurs intelligents ne veulent pas uniquement des informations : ils veulent vous faire plier. Ils veulent votre soumission totale. J’étais têtu, j’avais 20 ans, et je n’ai rien confessé. C’est devenu de plus en plus brutal et sanglant, mais vers le milieu de ma peine, je suis devenu un prisonnier politique connu dans le monde, et sous la pression extérieure, le gouvernement m’a libéré. Dès lors, j’ai continué à écrire. J’ai été censuré, emprisonné, libéré… Toute ma vingtaine. Et ma trentaine. C’était une sorte de mouvement perpétuel, avec des rafles au bureau du journal.
Vers la fin des années 1990, je me suis dit que je deviendrais moins vulnérable si je devenais homme politique, et mon île natale de Malé m’a élu député. Mais ça n’a pas duré non plus, le pouvoir m’a vite condamné à l’exil sur une île isolée aux confins de l’archipel. J’ai passé mon temps à pêcher, travailler la terre. Entrer en contact avec les habitants m’était interdit, mais j’étais capable de diffuser mes écrits ; en fait, ce n’était pas si mal, cette période.
J’ai fui l’île, rejoint le Sri Lanka puis le Royaume-Uni, d’où j’ai préparé mon retour. Nous avons réussi à amender la Constitution et organiser nos premières élections libres et indépendantes. En 2008, les gens nous soutenaient dans la rue, la situation était mûre. On avait atteint le point de non-retour et j’ai obtenu le pouvoir.
“L’histoire des Maldives est un cercle vicieux où chaque nouveau dictateur emprisonne le précédent”, Mohamed Nasheed
L’histoire des Maldives est un cercle vicieux où chaque nouveau dictateur emprisonne le précédent. Le tyran avant moi tenait le pays depuis trente ans. Je n’ai pas voulu le persécuter. On voulait une transition pacifique. Si un chef d’Etat sait que son successeur l’enverra au trou, ça lui donne une motivation pour ne jamais lâcher le pouvoir… J’espérais briser ce cycle.
Hélas ! Ça n’a pas vraiment marché. J’ai été renversé par un coup d’Etat en 2012, et encore condamné à treize ans de prison. Sous la pression diplomatique, le régime m’a accordé un voyage au Royaume-Uni pour raisons médicales, grâce auquel je parle devant vous à Oslo aujourd’hui. J’ai toujours l’espoir de restaurer la démocratie aux Maldives. Les journaux d’opposition publient encore ; on remporte quelques batailles électorales. Si j’ai un message à donner, c’est de ne jamais abandonner.”
Elif Shafak
Ecrivaine la plus lue en Turquie, traduite en quarante-sept langues, elle est notamment l’auteure de La Bâtarde d’Istanbul et Lait Noir.
“Les mots ont beaucoup de valeur en Turquie. Ils peuvent vous apporter des problèmes. Pour une nouvelle, un livre, des trolls vous lynchent sur les médias sociaux. On peut être arrêté, poursuivi en justice ou exilé. Tout ça à cause des mots. On l’intègre dans notre esprit, et on s’autocensure. Comment parler de cette censure qu’on intériorise, cette censure de l’intérieur ? C’est un sujet un peu honteux. Mais il y a trop de tensions, d’intimidations en Turquie pour rester en retrait.
Dans les démocraties en perdition, les écrivains n’ont plus le luxe de la distance. C’est un dilemme pour nous qui sommes des créatures ermites, introverties, catapultées dans l’espace public seulement quand nous publions un live. On préfère notre petit monde imaginaire, nos intrigues intérieures : un monde sans passeports ni frontières. Mais quand le pays s’engouffre dans un tunnel aussi sombre, l’analyse à froid ne fonctionne plus. Il faut écrire à chaud, pendant les événements.
Islamisme, nationalisme, sexisme métastasent sous nos yeux. Ce n’est pas évident pour tous, mais pour moi nationalisme et sexisme vont de pair. Ce n’est pas une coïncidence si les violences faites aux femmes augmentent à mesure que la Turquie ploie sous un pouvoir toujours plus nombriliste, détaché de l’Europe, qui confond “démocratie” avec “majoritarisme”.
Soyons clair : pour qu’une démocratie fonctionne, les urnes ne suffisent pas. Il faut aussi un Etat de droit, une séparation des pouvoirs, des médias libres, la liberté d’expression, des droits pour les minorités sexuelles… Gouverner seulement par les urnes engendre un autoritarisme sombre et monotone.
“La Turquie est le plus grand geôlier de journalistes, elle dépasse la Chine avec plus de 150 journalistes emprisonnés”
Aujourd’hui, la Turquie est le plus grand geôlier de journalistes, elle dépasse la Chine avec plus de 150 journalistes emprisonnés. C’est la présomption de culpabilité pour eux. Une fois sortis de prison, ils ne trouveront plus d’emploi, ni dans un journal, ni à l’université. Ils sont sur liste noire.
N’oublions pas que le gouvernement n’a rien à voir avec les Turcs eux-mêmes. Les démocrates sont nombreux, des rêveurs, soudés dans les circonstances les plus rudes. C’est important de ne pas les oublier, de communiquer avec eux.
J’observe l’Europe, les Etats-Unis, avec un sentiment bizarre de déjà-vu. Polariser la société avec de fausses divisions, flouter mensonge et vérité, réinventer un glorieux passé, attaquer les intellectuels, les dresser contre un peuple imaginaire et fantasmé. En Pologne, en Hongrie… En France, aussi. La tragédie turque est une leçon pour tous : ça pourrait arriver n’importe où.”
Raed Fares
Depuis son village syrien, cet opposant au régime communique par l’humour avec des caricatures et des slogans pour attirer l’attention sur le sort des civils coincés entre le régime et Daech. La conférence finie, Raed est reparti, via Istanbul, rejoindre son village bombardé quotidiennement.
“Je viens de Kafranbel, un village près d’Idlib. Avant la guerre, j’étais agent immobilier. J’ai aussi travaillé en usine à Beyrouth et étudié la médecine à la fac. On me demande souvent : “Ça valait le coup, la révolution ?” Oui, ça valait le coup. Quand j’avais 19 ans, je fumais une cigarette devant ma porte, j’ai vu la maison de mon voisin être encerclée par les forces de police. Ils sont ressortis de la maison avec son cadavre. Ils l’ont traîné dans le village, derrière un tracteur.
Quand Bachar a hérité du pouvoir à 35 ans, mettre fin à la dictature était un doux rêve. Et il allait peut-être devenir réalité, en 2011, quand les habitants de la ville de Deraa se sont soulevés, parce que plusieurs de leurs gosses s’étaient fait torturer par la police pour avoir écrit des graffitis.
Dans mon village, on a décidé de ne pas laisser tomber Deraa. C’est comme ça que la révolution a commencé. Ces manifs, c’était sensationnel. On s’est débarrassés de nos peurs. On avait décidé de ne plus vivre dans la Ferme des animaux !
“On est des humains coincés entre la terreur d’Assad et son produit dérivé, Daech”
Je documente les bombardements avec mon Nokia. On n’a pas de médias, rien. On fait des pancartes en plusieurs langues pour attirer l’attention, on diffuse tout ça sur les réseaux sociaux. La communauté internationale s’offusque de l’usage d’armes chimiques, mais pour le reste, on dirait que c’est OK ! On n’est pas des insectes… On est des humains coincés entre la terreur d’Assad et son produit dérivé, Daech. Mais les vraies victimes, ce sont nous. Des gens comme tout le monde.
Je me suis fait tirer dessus plus de quarante fois par Daech. J’ai pris trois balles. Al-Qaeda m’a arrêté deux fois. La dernière, ils m’ont pendu par les mains. Mais l’an dernier, il s’est passé un truc incroyable : ils m’ont relâché sous la pression populaire ! Comme quoi, la société civile peut remporter des victoires.
J’aime comparer la révolution syrienne à la Révolution française, qui voulait transformer l’homme de l’intérieur en rejetant le christianisme. La révolution en Syrie changera l’homme ; elle m’a déjà changé, m’a ouvert les yeux sur pas mal de choses. Assad et Daech optent pour la terreur et l’assassinat. Nous, on plante des fleurs. Je suis optimiste, j’ai beaucoup d’espoir pour le futur. Une fois que les gens seront éduqués, le régime tombera comme une feuille morte.”
Wai Wai Nu
Cette activiste est une figure des Rohyingas, une minorité persécutée de Birmanie. Dans un retournement des rôles inquiétant, l’ancienne prisonnière politique et prix Nobel de la Paix Aung San Suu Kyi, aujourd’hui au pouvoir, est accusée d’écarter les minorités du processus de paix et de couvrir les crimes de l’armée birmane.
“En 2003, au milieu de la nuit, les militaires ont encerclé ma maison et emmené toute ma famille à la prison d’Insein, une des plus “célèbres” d’Asie. Mon père a été séparé de nous et condamné à quarante-sept ans de prison. Son crime ? Faire de la politique et s’être allié à Aung San Suu Kyi dans son opposition à la junte au pouvoir. Ma mère, ma sœur et moi devions purger une peine de dix-sept ans.
La prison, c’était dur, pas comme ici en Norvège. Nous étions plus d’une centaine de femmes dans une cellule avec un mètre carré d’espace chacune. Pour manger, on nous servait de l’eau chaude, du sel et du riz. Pendant sept ans, je n’ai pas lu un seul livre. Mais j’ai pu conserver les lettres de mon père de cette époque.
Quand je suis sortie de prison, j’avais mis mes espoirs dans la démocratie, mais j’ai vite réalisé que les progrès ne bénéficieraient ni aux campagnes, ni aux minorités. Ma famille a été persécutée parce que mon père faisait de la politique, mais aussi parce que nous sommes des Rohyingas. Nous sommes un million en Birmanie, installés depuis très longtemps. Nous avons notre propre langage et nos traditions.
En 1962, suite à un coup d’Etat, une junte militaire a dirigé le pays durant un demi-siècle. Cette dictature n’est pas différente des autres : elle divise les groupes pour mieux régner. Dans les années 1980, la junte a commencé à cibler les Rohyingas en les persécutant et en leur retirant progressivement leur citoyenneté.
Depuis 2014 et la dernière élection, techniquement, je n’ai plus de droits civiques. C’est la première fois dans l’histoire de la Birmanie qu’il n’y a aucune représentation politique musulmane au Parlement. Beaucoup de Rohyingas sont morts, en exil, parqués dans des camps séparés des bouddhistes.
“Les Nations unies qualifient officiellement notre sort de “crime contre l’humanité”
Depuis octobre dernier la situation empire. Une attaque contre les forces de sécurité par une milice islamiste a servi de prétexte à une campagne de persécution à grande échelle. Les Nations unies qualifient officiellement notre sort de “crime contre l’humanité”, mais nous ne sommes pas les seuls persécutés du pays. Les hindous, les chrétiens, et les Karens le sont aussi. Depuis qu’Aung San Suu Kyi a obtenu le pouvoir, rien n’a changé. Il n’y a pas de liberté d’expression, de la presse. J’aimerais vivre dans une démocratie.”
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