Malgré deux films longs métrages récompensés cette année, la cinéaste entretient toujours un rapport inquiet à son art. Elle nous raconte ses tournages, son attention au souffle et sa quête du film idéal alors que sort en salle “Avec amour et acharnement”.
Cela fait de nombreuses décennies que Claire Denis voyage dans le cinéma. Pas seulement le cinéma français d’ailleurs. Vraiment le cinéma mondial. Peu de réalisateurs et réalisatrices ont eu une trajectoire aussi vagabonde. Pendant une quinzaine d’années, son parcours d’assistante réalisatrice la mène des plateaux de Jacques Rivette, qu’elle considère toujours comme une de ses grandes figures tutélaires, à Berlin ou aux États-Unis (pour assister Wenders sur Les Ailes du désir ou Paris, Texas, ou encore Jarmusch – Down by Law).
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En 1988, elle signe son premier film, Chocolat, évocation fine et acide de son enfance dans l’Afrique coloniale. Suivent notamment J’ai pas sommeil (1994), Beau Travail (1999), Trouble Every Day (2001), White Material (2010), High Life (2018), où elle poursuit et affine un cinéma atmosphérique, sismographiant les plus subtiles nuances du désir et la façon dont il affecte les corps.
En 2022, le travail de Claire Denis a réussi un beau coup d’éclat : deux films qu’elle a enchaînés ont obtenu un prix important en festival. Avec amour et acharnement, adaptation d’un récit de Christine Angot avec Juliette Binoche et Vincent Lindon, a remporté le prix de la mise en scène à Berlin, tandis que le film suivant, tourné au Panama d’après le roman Stars at Noon de Denis Johnson, a reçu le grand prix au dernier Festival de Cannes. Comment la cinéaste vit-elle un si soudain plébiscite ? Qu’est-ce qui s’est modifié dans la perception de son œuvre ? Nous avons eu envie de commencer par là cette discussion alternant les commentaires sur son travail récent et un regard rétrospectif sur le chemin parcouru.
As-tu l’impression que ton travail a passé cette année, avec les prix que tu as reçus à Berlin puis à Cannes, un cap de reconnaissance ?
Claire Denis — Je vis mon travail essentiellement comme un effort personnel. L’anxiété ne peut pas s’arrêter simplement en raison de l’accueil qui lui est fait dans un festival. Je n’ai pas pensé que la perception de mon travail franchissait un cap. J’ai plutôt le sentiment que c’est un effet du hasard. J’avais déjà reçu, il y a longtemps, un prix important : le Léopard d’or au festival de Locarno en 1996 pour Nénette et Boni. J’en garde un beau souvenir, le plein été, les lacs, le côté jouisseur de ce festival… J’en avais plus profité.
Alors que quand j’ai reçu le prix à Berlin, j’étais dans une précipitation pour monter Stars at Noon pour Cannes. L’enchaînement a été très rapide et à la fin, j’étais un peu assommée. Je n’ai toujours pas senti vraiment de la joie. Et, profondément, le fait de recevoir des prix ne modifie pas la vision, toujours un peu inquiète, que j’ai de mon travail.
N’as-tu pas le sentiment que la reconnaissance de ton travail passe beaucoup par l’étranger, donc par les jurys internationaux des festivals ? Plutôt qu’une institution exclusivement française comme les César par exemple où, aussi étonnant que cela puisse paraître, tu n’as jamais obtenu une seule nomination dans la catégorie réalisation ou meilleur film…
Cette évolution favorable que tu décris, je l’ai un peu sentie en effet d’abord aux États-Unis, ou en Amérique latine. Je me suis dit : “Tiens, pour eux, je suis un peu à part. Ils m’accordent une attention particulière.” Quant aux César, les films doivent être plus conformes à quelque chose qu’on attend du cinéma français – des films qui parlent de la société française, une certaine façon d’occuper le centre. Je vois bien que mes films ne correspondent pas tout à fait au cinéma dans lequel la majorité des votants se projette.
Avec amour et acharnement et Stars at Noon paraissent composer une sorte de diptyque autour de quelque chose qu’on pourrait résumer par le désir et le danger…
Je ne l’ai pas du tout conçu comme ça. Stars at Noon est un projet que je porte depuis plusieurs années – c’est en apprenant la mort de Denis Johnson que j’ai eu envie d’adapter son roman. Avec amour et acharnement, en revanche, s’est monté très vite. Mais en montant les deux films dans un temps assez proche, je me suis rendu compte, presque en riant, qu’ils résonnaient vraiment ensemble.
“Dans Un tournant de la vie, le balcon est vraiment l’espace de l’homme, le lieu où il se retranche, pour téléphoner, fumer…”
Avec amour et acharnement est ton deuxième long métrage, après Un beau soleil intérieur (2017), écrit avec Christine Angot. Qu’est-ce que cette collaboration a apporté à ton travail ?
Avant Un beau soleil intérieur, j’avais même filmé au centre d’art du Fresnoy une lecture qu’elle avait d’abord organisée au Festival d’Avignon (Voilà l’enchaînement, 2014). Il y a quelque chose de joyeux dans notre collaboration. On travaille très vite. Ce film-là est adapté de son livre Un tournant de la vie. Et l’élément du livre qui a donné l’élan au film, c’est je crois le balcon. Dans Un tournant de la vie, le balcon est vraiment l’espace de l’homme, le lieu où il se retranche, pour téléphoner, fumer… Je voulais que ça soit exactement comme ça et j’ai passé beaucoup de temps à trouver le bon appartement avec le bon balcon.
C’est cette organisation de l’espace qui a fait naître le film : le dehors et le dedans, la circulation de l’un à l’autre, le haut et le bas, puisque, à plusieurs reprises, des personnages sont filmés en hauteur (sur le balcon, à une fenêtre…) tandis que d’autres communiquent avec eux d’en bas… Ensuite, avec Christine, nous avons convenu que nous transformerions un certain nombre d’éléments. Le récit de Christine est en lien avec sa vie. Je connais les personnes dont sont inspirés les personnages. Je ne voulais pas qu’ils deviennent, dans mon film, des doublures de personnes existantes, que je connais, et vis-à-vis desquelles j’aurais été mal à l’aise.
Le sujet du film n’est-il pas la difficulté, l’impossibilité peut-être, de faire des choix ?
Il est vrai que le dernier choix que Jean propose à Sarah est écrasant. Je crois que, moi-même, je ne suis pas vraiment quelqu’un qui fait des choix. J’en fais dans mon travail. Faire des films consiste quand même à choisir toute la journée entre différentes possibilités que vos collaborateurs vous proposent. Mais ça me paraît le plus souvent assez simple. Il y a toujours une possibilité qui capte plus qu’une autre et qui fait qu’on se sent souvent choisie par ce qu’on choisit. Je me demande par ailleurs si le fait de devoir en permanence tout choisir sur un tournage n’insensibilise pas un peu la notion de choix en dehors. Dans la vie de tous les jours, ça m’ennuie presque de devoir choisir. Mais j’aime bien avoir choisi. Ça donne le sentiment d’avoir vaincu ce truc un peu terrible qui est d’avoir à choisir.
Pour utiliser un mot très contemporain, penses-tu que le personnage de François (Grégoire Colin), cet ex qui revient comme un tourment, est un homme toxique ?
Non, je ne le crois pas. Est-ce qu’il se venge ? Je ne le pense pas. Après, on peut se demander s’il n’y a pas un fond toxique dans certains moments de toute relation amoureuse. Mais moi, je n’emploierais pas ce mot.
“Quand on désire quelqu’un, on se sent exactement comme cela : en expansion. Et c’est évidemment d’une intensité très rare”
Depuis tes premiers films, le désir dans tes films prend souvent un tour très cruel, comme dans Beau Travail, ou très violent, jusqu’à la dévoration, dans Trouble Every Day…
En lisant des journaux scientifiques, j’ai souvent été frappée par cette phrase qui fait rêver : “L’univers est en expansion.” Quand on désire quelqu’un, on se sent exactement comme cela : en expansion. Et c’est évidemment d’une intensité très rare. Mais le désir, c’est aussi ce qui peut annihiler cette aptitude de tout être humain qui est de se mettre à la place de l’autre. On le voit bien, par exemple, en lisant des faits divers. Le désir propulse toute la brutalité dont on est capable.
À un moment donné, le personnage de Sarah dit : “Une phrase, c’est un souffle.” Et c’est particulièrement vrai dans la littérature de Christine Angot. Mais penses-tu qu’un plan, c’est aussi un souffle ?
Je crois aussi. Mais un souffle assez variable. Dans un film, on sent parfois qu’il faudrait pouvoir respirer un peu plus. Moi, je suis asthmatique. Donc quand Christine écrit “une phrase, c’est un souffle”, je sais très bien de quoi elle parle. Avoir le sentiment d’avoir le souffle court, quand on essaie de dire quelque chose d’important, quand on n’est pas sûre d’arriver au bout, qu’on nous empêche, je sais ce que c’est. Mais dans ce film, je savais que certains plans devaient être coupés au souffle. On y trouve assez peu de plans-séquences. Je voulais que quelque chose de haletant domine le rythme interne du film, même s’il ménage aussi d’autres respirations, dans les scènes où Jean est seul par exemple.
Rarement, dans ton cinéma, les acteurs et actrices n’ont eu un jeu aussi extériorisé. Souvent, tu aimes filmer les comédien·nes dans des états un peu mutiques, songeurs, de très près, au plus proche de leur intériorité. Ici, il y a presque des scènes d’explosion à la Cassavetes.
C’est aussi beaucoup l’apport de Christine. Elle aime ces enchaînements de phrases qui sont comme des bagarres physiques. La phrase est un souffle, mais elle est aussi un coup. Il s’est trouvé que ces deux acteurs-là, Juliette Binoche et Vincent Lindon, en avaient envie. Ils auraient pu freiner cette direction d’extériorisation brutale des émotions, mais ils l’ont plutôt accentuée. Ils ont abordé les deux scènes d’engueulade avec un engagement démultiplié, tels deux poids lourds sur un ring. Comme s’il y avait là quelque chose qu’ils attendaient. Comme tu l’as remarqué, j’ai rarement filmé ça, je n’en ai peut-être jamais eu envie. Mais là, je me suis sentie portée dans cette direction. Le seul film possible était celui de la bagarre.
“À l’intérieur de moi-même, je me sens en état de lutte, avec l’angoisse, la peur, la possibilité de ne pas trouver, de trahir ce qui pourrait être le mieux pour le film”
Est-ce que faire des films a été souvent pour toi une bagarre ?
Oui, quand même. Il faut d’ailleurs souvent se battre contre soi-même. Je n’aime pas les conflits. J’aime encore moins l’idée qu’en s’engueulant avec un acteur ou une actrice on obtient quelque chose de fort qu’on n’aurait pas obtenu autrement. Cependant, à l’intérieur de moi-même, je me sens en état de lutte, avec l’angoisse, la peur, la possibilité de ne pas trouver, de trahir ce qui pourrait être le mieux pour le film. Le combat, c’est moi contre moi. Chaque compromis est insoutenable. Il abaisse tout, comme si le film allait partir dans l’évier avec l’eau, s’enfuir dans les tuyauteries. Refuser le compromis, tout à coup, ça ranime le film.
Dans La Nuit américaine, Truffaut dit un peu l’inverse. À savoir qu’il y a d’abord le film idéal, dans la tête du ou de la cinéaste, puis toutes les négociations avec le réel, la production, les aléas du tournage, les acteurs et actrices, qui l’emmènent ailleurs. Pour Truffaut, le travail consiste justement à gérer cet atterrissage du film idéal sur le terre-plein du réel.
Je comprends très bien ce qu’il dit. Et je le ressens souvent au moment du montage. Où il s’agit de remodeler des choses, d’en rattraper certaines. Mais j’ai besoin, pendant le tournage, de ne pas renoncer trop vite au film idéal. Je sais ensuite qu’il y a une chute violente et que le temps du montage est celui qui permet justement de remonter. Un autre combat commence, qui est le résultat de plusieurs échecs. Je pense aussi que Truffaut dit ça parce qu’il tournait en pellicule.
Et qu’à l’époque, presque chaque soir, les chefs de postes visionnaient ensemble les rushes. C’était probablement un moment où on tombait de haut, mais où on le faisait ensemble. Il n’y a plus aujourd’hui ce rituel. On engrange de la matière sans avoir le temps de la visionner au fur et à mesure, ou partiellement, sur de petits écrans… Ce n’est plus la même chose. On est dans un sprint, avec moins de visibilité. Je suis d’accord avec ce que dit Truffaut, mais pas tout à fait au même moment.
Quand tu te retournes sur ton œuvre, entamée avec Chocolat il y a plus de trente ans, quel est le sentiment que cela te procure ?
D’abord, je n’ai pas du tout le sentiment d’une œuvre. J’ai toujours perçu mon travail film après film, mais je ne vois pas tellement le lien avec le passé. Du coup, je suis plus attirée par ce qui est devant, encore à faire que par ce qui a déjà été fait, et ne me paraît jamais très désirable. Mon lien au passé tient surtout aux comédiens, au plaisir de les retrouver de film en film, certains depuis maintenant très longtemps. La relation aux comédiens, je ne sais pas si c’est une œuvre, mais en tout cas c’est un tissage.
Après, j’ai aussi le sentiment que rien n’est arrivé naturellement. Il a fallu en prendre plein la gueule par moments pour arriver à aller dans la direction que je voulais. Parfois sont arrivés des gens formidables, producteurs, comme Humbert Balsan ou Pierre Chevalier, qui tout d’un coup y croient et rendent la chose possible. Mais ça a toujours été une bataille de faire de mes films. Je ne m’en plains pas car c’est aussi une chance, un atout. Souvent, plutôt que de faire un compromis, je fais une ellipse. C’est moi qui rogne et là surgit une forme de liberté.
“Je me suis toujours trouvée dans un biotope où, au fond, je n’avais pas beaucoup de chances de faire des films”
Beaucoup d’inquiétude s’exprime en ce moment quant à l’état de l’industrie du cinéma. As-tu le sentiment de travailler dans un écosystème très dégradé par rapport à celui de tes débuts, ou trouves-tu que de toute façon ça a toujours été dur ?
Je me suis toujours trouvée dans un biotope où, au fond, je n’avais pas beaucoup de chances de faire des films. Ça a toujours été une loterie qui a bien tourné à certains moments. Mais je ne pourrais pas dire que le cinéma m’attendait ! La première chose de bien qui m’est arrivée, c’est d’avoir l’avance sur recettes pour mon premier film, Chocolat. Depuis, ça m’est aussi souvent arrivé de l’avoir que de ne pas l’avoir. Pour Avec amour et acharnement, on n’est même pas arrivé jusqu’au second tour. Mais le fait qu’une telle instance existe, c’est vraiment très important. Ça n’existe pas dans beaucoup de pays. Et ça ouvre des possibles à une femme un peu marginale comme moi pour faire des films.
Penses-tu que ces deux termes sont pénalisants de la même façon : faire des films en tant que réalisatrice ? Faire des films plutôt à la marge de l’industrie qu’en son centre ?
Je n’ai pas eu immédiatement le sentiment que mon cinéma se situerait à la marge. J’ai débuté dans le cinéma avec Jacques Rivette [comme assistante réalisatrice] et, pour lui, toute démarche vers un film trouvait une justification interne, sans que se pose la question du rapport à l’industrie. J’y crois encore aujourd’hui.
Quand on me dit que je fais du cinéma intello, je ne sais même pas ce que ça veut dire. Quant à la perception comme cinéaste femme, je me suis sentie portée par les cinéastes avec qui j’ai débuté, comme Rivette ou Wenders, qui m’ont toujours dit que je devais faire mes films. Mais j’ai bien remarqué que les institutions ne portaient pas sur moi le même regard. Que, probablement, être une femme réalisatrice vous décentrait vers la marge de façon un peu automatique.
Es-tu inquiète pour la possibilité de continuer à faire des films comme les tiens dans l’industrie des images telle qu’elle évolue ?
Parfois, je me dis en effet que ce qu’on appelle le cinéma du milieu, à la fois ambitieux artistiquement et relativement bien exposé, est très menacé. Mais je ne suis pas non plus très pessimiste. Quand je regarde des séries, je m’ennuie assez vite. J’ai quand même des sensations plus fortes dans un film. Je crois que le cinéma va réussir encore à trouver des chemins. J’y crois parce que je vois beaucoup de jeunes gens qui ont envie de faire des films et pas de l’audiovisuel.
Et peut-on faire de grands films pour une plateforme ? Aimes-tu, par exemple, Uncut Gems de Josh et Ben Safdie ?
J’ai découvert le film dans une salle et je me suis sentie bombardée par lui. Probablement que chez moi je n’aurais pas ressenti ça. Sûrement pas. Le film m’a vraiment coupé le souffle, je me suis sentie en apnée.
Le cinéma continue manifestement de te donner de très grandes émotions de spectatrice.
Oh oui, vraiment. Avant de tourner Stars at Noon, je suis allée l’an dernier à Cannes pour rencontrer une productrice colombienne et j’en ai profité pour voir Memoria d’Apichatpong Weerasethakul. Quand le film a commencé, dans cette salle immense remplie de milliers de spectateurs, j’avais peur que le moindre craquement de chaise, la moindre toux ne perturbent cette cérémonie. Et quand le film s’est terminé, j’ai eu l’impression que personne n’avait bougé. Le film avait envahi la salle et diffusé une sorte de morphine, une substance incroyable qui nous plongeait dans un état unique. Je ne crois pas qu’une telle opération peut se produire en dehors d’une salle. Le cinéma reste un territoire un peu inatteignable et qui attire.
Avec amour et acharnement de Claire Denis, avec Juliette Binoche, Vincent Lindon, Grégoire Colin (Fr., 2022, 1 h 56). En salle le 31 août.
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