Essai poétique, manifeste, cri du cœur et déchirure de l’âme, le nouveau livre de Patrick Chamoiseau s’empare de la “catastrophe humanitaire de notre époque”, ces “frères migrants” qui meurent par milliers sur les routes de l’exil.
“Hind, celle qui filme, me dit : En France, la Méditerranée est au coin de la rue, et la jungle de Calais que les pelles ont détruite n’arrête pas de surgir aux angles des boulevards !…” Ainsi commence Frères migrants de Patrick Chamoiseau, inventeur de la créolité et auteur prolifique (plus de trente livres, essais, recueils de poèmes et romans, dont le magnifique Texaco, prix Goncourt 1992).
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A l’origine de ce livre, il y a “celle qui filme”, la réalisatrice Hind Meddeb. Ces images qu’elle montre à l’écrivain martiniquais : démantèlements de camps au petit matin, “violences de guerre et dispersions à gaz et à matraques, à ruses et à mensonges, par la honte et par l’indigne (…).” Il y a ces mineurs, “traités comme du bétail industriel” ; il y a cette “mort visible”, “l’évidence et l’enjeu” et la “barbarie nouvelle”, qui forment autant de chapitres.
L’indignation et la beauté
Frères migrants fait partie de ces livres qui s’imposent d’eux-mêmes, forçant leur auteur à tout oublier pour s’y consacrer. Un texte obligé par l’indignation mais aussi ouvert à la beauté surgissant de l’inattendu. Un voyage au bout de la nuit, “dans cette nuit, sur ce radeau, dessous cet horizon glacé, au cœur des abris frissonnants, des camps et bivouacs, détruits à chaque instant, recommencés toujours”.
Il y a Lampedusa en Italie, cimetière des migrants noyés, “mi-roche, mi-torche, mi-huître, quasi stellaire, qui aspire et digère sans espace et sans temps une substance vivante”. Il y a Calais et il y a Sangatte. L’Europe “qui préfère dire à la vie qu’elle ne saurait passer”, alors que bien des pays plus pauvres recueillent, comme ils le peuvent, des migrations massives.
L’écrivain explore toutes les marges à la rencontre de ceux qui vivent, SDF et migrants, laissés sur la route et laissés-pour-compte
L’écrivain explore toutes les marges à la rencontre de ceux qui vivent, SDF et migrants, laissés sur la route et laissés-pour-compte. Misères et précarités qui semblent n’avoir presque aucun lien entre elles, mais sont en fait “le même symptôme de cette barbarie qu’il nous faut désigner : le paradigme du profit maximal”. La mondialisation “supprime partout l’Ailleurs, avale sans le vouloir les marges, digère les écarts”.
Cette “nouvelle barbarie” se nourrit des barbaries anciennes, cette colonisation où l’on pouvait, en toute impunité, terrifier, exploiter, massacrer. Esclavage ancien et esclavage contemporain. Il y a enfin l’élection du “fou à la mèche blonde”, cette “nuit tombée sur la démocratie”. Trump est le visage grimaçant de notre époque, son appétit vorace, son rejet de l’Autre. Cette nuit-là a néanmoins “allumé de par le monde une nuée colossale. Elle oblige à une aube puissante”.
Ces lucioles, ce sont nos frères migrants
Paradoxalement, ce sont peut-être les migrants eux-mêmes, ces “devenus choses”, qui pourraient bien nous éclairer face à cette barbarie dont ils sont les premières victimes. Leur “errance oriente”, écrit joliment Chamoiseau. Il cite Aimé Césaire, qui rappelait dans un poème les “vertus des lucioles”. Si les paysans créoles désespèrent de ces bêtes-à-feu qui n’éclairent ni le ciel, ni la terre, et n’ouvrent de perspective à aucun chemin, elles sont en fait “plus précieuses que les grands projecteurs”. Car elles éclairent l’ensemble de la nuit, et “sans montrer de chemin, signifient des possibles virevoltants, insistants, persistants (…).”
Ces lucioles, pour la moindre desquelles Pier Paolo Pasolini aurait donné sa vie, rappelle Chamoiseau, ce sont nos frères migrants. Ils incarnent ainsi cette “mondialité” inventée par Edouard Glissant comme, dans la nuit, “le sillage sublimé d’une comète”. “La mondialité, c’est tout ce que la mondialisation économique n’a pas envisagé, qui surgit et se produit sur la gamme d’un brasillement. C’est l’inattendu humain – poétiquement humain – qui leur résiste, les outrepasse, et qui refuse de déserter le monde.”
Outre Hind, “celle qui filme”, l’auteur s’adresse parfois à “celle qui écrit”, la romancière Jane Sautière. Celle-ci prépare chaque jour un petit déjeuner pour des migrants près de chez elle. “Soudain, celle qui écrit si bien a un geste étonné : j’ai vu leurs yeux, c’est des lucioles…”
Au carrefour du français et du créole
Lecteur de longue date et admirateur de Chamoiseau, Milan Kundera explique quelque part comment l’écrivain martiniquais tient plus de Rabelais que de Kafka. De fait, et malgré la gravité du sujet, ce dernier livre joue des mots avec autant de malice que l’auteur de Gargantua, enrichissant sa prose d’expressions créoles proches du vieux français rabelaisien comme ce verbe magnifique, “enchouker” (ceux qui dominent et “veulent enchouker à résidence misères terreurs et pauvretés humaines”).
Poésie en prose, oralité, rythmes et rime : on retrouve ici ce langage unique que Chamoiseau a su créer au carrefour de ses deux langues, le français et le créole, la langue du dominant et celle du dominé.
Comment éviter de récréer une frontière entre deux langues ? Aussi linguistique et politique, cette question des frontières se retrouve au centre de Frères migrants. Elle devient ici poétique, qui oblige Chamoiseau à créer un langage nouveau pour ses frères migrants, le pousse à puiser dans les confins de l’obscurité l’invisible, l’indicible, dans la nuit les lucioles. “J’ai aimé cette formule de je ne sais plus quelle manifestation, écrit-il dans son dernier chapitre : ‘D’ailleurs, nous sommes d’ici !’ Elle chante en moi depuis longtemps.”
Frères migrants (Seuil), 142 pages, 12 €
et aussi Patrick Chamoiseau participera à une table ronde avant le concert “Liberté de circulation” en soutien au Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré-e-s), avec Arthur H, Gaël Faye, les Têtes Raides, le 5 juin au Trianon, Paris XVIIIe
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