“La Fille à la moto” est l’œuvre mélancolique, poétique et violente d’un auteur arrivé au manga dans les années 1960 et 1970, en plein essor de la contre-culture japonaise. Indépassable.
Dans les bandes dessinées d’Oji Suzuki (né en 1949), les personnages fument beaucoup de cigarettes, de préférence d’une marque japonaise singulière, Echo, au paquet orange, taille courte et puissance maximale. Ils boivent aussi pas mal. Dans l’un de ses récits, un garcon dit calmement cette phrase du bout du monde : “Bois goutte à goutte comme si tu crachais ton sang.”
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Il y a là quelque chose qui tient du programme de vie entremêlé de nihilisme – celui qui saisissait la jeunesse japonaise de la fin des années 1960, l’organisait autour d’une contre-culture puissante et aux ferments révolutionnaires qui se retrouvaient dans les mangas, le cinéma, la musique… C’est cela qui se reflète dans cette anthologie splendide que publie Atrabile (mention spéciale à Leopold Dahan pour sa traduction et son texte d’introduction à Suzuki et au contexte) : l’esthétique d’une époque et la vision d’un auteur, qui poursuit le travail de son contemporain et aîné Yoshiharu Tsuge.
Ici, tout est questions et les réponses ne viennent que rarement
Chez ce dernier comme chez Suzuki, les récits courts permettent de composer des tranches d’intimité, de vies intérieures, et surtout des déambulations à travers le réel. Ici, tout est questions et les réponses ne viennent que rarement. Suzuki dessine à la façon d’un rêve, et même si l’on retrouve dans son trait et sa technique certains aspects de Tsuge, il n’en est pas moins tout à fait unique.
Appâts, intrigues, et beauté pure
Ses récits, publiés dans des revues importantes comme Garo, où se bousculait l’avant-garde du manga des années 1960 et 1970, demeurent ceux d’un auteur dont la vision est comme arrachée à lui-même. Amplement poétique mais aussi sourdement violente, son œuvre semble mettre à nu tout ce qui le hante, sans jamais rien résoudre.
Au-delà de ces interrogations quasi intimes, ce qu’il écrit et dessine contient tout de même suffisamment d’appâts et d’intrigues, de beauté pure (certaines planches, certains corps, certains visages sont simplement splendides) pour capter l’attention et mener très loin. C’est l’apanage de la découverte distanciée : on sait que l’on tient quelque chose d’essentiel lorsque la lecture dépasse l’artefact d’une époque envolée et s’immisce en vous, pour vous faire voir différemment.
Au bout de ce livre et de sa poignée d’histoires, vous regarderez le monde avec d’autres filtres, ceux des équilibres périlleux, qui sont toujours à un doigt de se casser, mais ne se brisent tout de même jamais.
La Fille à la moto d’Oji Suzuki (Atrabile), traduit du japonais par Leopold Dahan, 224 p., 22 €. En librairie.
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