Mettant en scène une créature à la fois monstrueuse et hypnotisante, “Nope” s’inscrit dans la droite lignée des chefs d’œuvre de l’un des maîtres incontestés de Jordan Peele, Steven Spielberg.
“Voir ou ne pas voir” est décidément la question, éminemment cinématographique et politique, qui obsède Jordan Peele. Ses deux premiers longs-métrages, Get Out et Us, étaient bâtis sur l’idée de réalités enfouies, de mondes interdits à nos regards qu’il serait urgent, par le cinéma, d’extruder et d’exhiber. De purger. Nope poursuit cette réflexion, mais sur une pente plus abstraite et plus spectaculaire encore. Et son sujet n’est plus seulement la lutte des races (Get Out) ou des classes (Us), mais celle des espèces. Le cinéaste, qui a atteint avec ce film déjà sorti triomphalement aux États-Unis le statut rare de “golden boy hollywoodien”, y traite en effet de l’exploitation animale, non pas à des fins de consommation, mais de spectacle. Sauf que l’Homme aussi est un animal, comme va le rappeler l’arrivée d’un nouveau prédateur au-dessus de lui dans la chaîne alimentaire…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Un prédateur monstrueux et fascinant
OJ Haywood (taiseux Daniel Kaluuya, génie révélé par Get Out et qui s’affirme tranquillement comme un des meilleurs acteurs en activité) et sa sœur Emerald (survoltée Keke Palmer, qui tient enfin un rôle à sa mesure) élèvent des chevaux, et louent leurs services et leurs bêtes sur des tournages. Iels descendent, prétendent-iels fièrement, du cavalier que l’on voit dans le fameux proto-film d’Eadweard Muybridge, qui a permis pour la première fois d’analyser le mouvement d’un cheval au galop en 1887. Les deux personnages principaux de Nope sont donc lié·es à l’histoire du cinéma, mais en occupent irrémédiablement la marge, par leur métier et par leur couleur de peau : personne, en effet, ne se souvient de l’identité du cavalier noir de Muybridge, leur (soit disant) ancêtre. Petit·es exploitant·es, iels sont aussi exploité·es, minuscules rouages au sein d’une industrie spectaculaire qui les méprise. OJ et Emerald vivotent donc dans leur jolie ferme au nord de Los Angeles, lorsqu’une malédiction venue du ciel s’abat sur leur verte vallée.
Surnommé Jean Jacket, ce super prédateur prend la forme d’un très classique OVNI, une de ces soucoupes volantes qu’on a déjà tellement vue au cinéma qu’il est difficile de la trouver effrayante, du moins dans un premier temps. Entre parenthèses, nous vivons une époque, rappelle Jordan Peele dans un dialogue opportun, où l’existence des OVNI a été confirmée par le Pentagone en 2020 sans que cela n’émeuve grand monde, tellement tout est devenu étrange – tellement le Spectacle, au sens debordien du terme, est entré dans une phase outrancière où plus rien ne surprend. Plus le film avance, cependant, plus ce mystérieux aéronef va révéler sa monstruosité, jusqu’à devenir une des créatures les plus fascinantes que le cinéma hollywoodien nous ait offert ces dix ou quinze dernières années (assez pauvres en monstres mémorables, il est vrai). Gigantesque œil-bouche, inspiré des anges de la série anime Neon Genesis Evangelion (Akira est aussi cité par le très geek Jordan Peele), Jean Jacket a la beauté des créatures analogiques d’antan. Surtout, il symbolise la morale du film : regarder et dévorer sont une seule et même chose. Et nous sommes tou·tes complices.
Dans la droite lignée de Spielberg
Cette morale, annoncée de façon peu subtile en incipit (par un verset de l’Ancien testament sur la vilenie du spectacle), se déploie dans le film à la manière d’un puzzle baroque, tout en arabesque, où chaque pièce est connectée à toutes les autres, dans un souci de cohérence extrême, pointilleuse, à la limite du rococo. Le film, comme ses prédécesseurs, semble avoir été conçu avec la prescience des vidéos interprétatives qu’il allait générer sur YouTube. Mais, dans le même temps, il conserve une capacité d’émerveillement, de rire, de peurs, de trouées proprement insensées (comme cette chaussure qui tient debout), bref de sensations primitives et viscérales qui le sauvent de ses excès. C’est que Jordan Peele reste un fabuleux metteur en scène, aussi précis que carnavalesque, aussi conscient de ses effets qu’il est capable de s’en libérer. Il s’inscrit en cela dans la lignée de M. Night Shyamalan (lui aussi estampillé “golden boy hollywoodien” avant de chuter de son piédestal) et bien sûr de leur maître à tou·tes : Steven Spielberg.
Nope peut ainsi être vu comme un hommage très méta au réalisateur des Dents de la mer, des Rencontres du Troisième type, et d’E.T., films ici abondamment cités, dont il s’agit de retourner la morale comme un gant. Le fameux émerveillement spielbergien, ce regard vers le ciel ou cette main tendue vers l’autre, jadis motifs d’espoir, deviennent ici de purs signes d’effroi. Et pour tromper la mort, il faut détourner la règle du jeu spectaculaire — non pas seulement la refuser (c’est impossible) ni la dénoncer (à la manière d’un Européen sadique et cynique, comme Haneke), mais bel et bien la hacker. En l’occurrence, faire du neuf avec de l’ancien, comme on prendrait un alien en photo avec un appareil antédiluvien au fond d’un puits. En somme, faire d’un refus catégorique (“nope”), la plus festive des affirmations.
{"type":"Banniere-Basse"}