Longtemps raillée ou minorée, l’œuvre de Michel Journiac, mort en 1995, est enfin prise pour ce qu’elle est : transgressive et novatrice. Deux expos retracent les “actions” de cet inventeur de l’art corporel, ouvert à tous les médiums.
Le “cannibale de l’île Saint-Louis”. C’est à ce genre d’étiquettes monstrueuses et foireuses que Michel Journiac (1935-1995) fut parfois réduit de son vivant. Ce monstre de foire, barbare assoiffé de sang, rappelait le journal à sensations Nostradamus en septembre 1973, avait, il est vrai, présenté la recette du boudin avec son sang : de quoi horrifier le commun des mortels.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Des rituels de transmutation qui relevaient pourtant d’un geste artistique sophistiqué plutôt que d’une pathologie provocatrice (encore que). Pour Journiac, le propre de l’art consistait à “polluer”, c’est-à-dire à perturber les normes par le biais de rituels détournés, du travestissement, de la parodie, d’actions corporelles, à l’image de sa célèbre Messe pour un corps, en 1969, où l’artiste célébra à la galerie Templon un office avec ces fameuses tranches de boudin…
Une contribution décisive à la tradition de l’art corporel
Certes, depuis la disparition de Michel Journiac en 1995, son œuvre a été réévaluée et est considérée comme une contribution décisive à la tradition de l’art corporel, aux côtés celles de Gina Pane, Chris Burden ou Vito Acconci (mort le mois dernier).
Mais jamais autant qu’aujourd’hui, l’impact de Journiac dans l’histoire de l’art n’a été à ce point reconnu, comme le confirment deux splendides expositions, au Transpalette à Bourges et à la Maison européenne de la photographie à Paris.
La première présente ses “douze rituels de transmutation, du corps souffrant au corps transfiguré”, ensemble d’actions et peintures centrées sur le sida et la mort de ses proches, achevées avant son décès, complétées par des documents inédits, vidéos et traces de son parcours artistique, mais aussi de son enseignement au Centre Saint-Charles et de son immense curiosité pour les débats intellectuels.
La place centrale de la photographie
La seconde, conçue par Françoise Docquiert et Pascal Hoël, s’attache à la place de la photographie, centrale, au sein de sa pratique, à travers des séries marquantes comme Piège pour un travesti (1972) ; Hommage à Freud (1972), où il se métamorphose en son père et sa mère ; 24 heures de la vie d’une femme ordinaire (1974), où il est une ménagère affairée ; L’Inceste (1975), où il se met en scène avec ses parents, dans des jeux de rôle incestueux accomplis sous le regard du “fils-voyeur” ; et Rituel du sang (1976)…
https://youtu.be/BbpAAUIRlMQ
Héritier de Claude Cahun et de Marcel Duchamp, annonçant Cindy Sherman ou Annie Sprinkle, Michel Journiac affirme une identité queer, en révolte contre les diktats moraux plaçant le corps sous la contrainte des pesanteurs sociales. Par le médium photographique, il restitue ses mises en scène théâtrales et ses actions, terme qu’il préférait à celui de performance, parce qu’il insiste sur la quête d’une “présence”.
Le corps est “la chose première, la donnée immédiate et fondamentale”
Pour lui, le corps, “lieu de tous les marquages, de toutes les blessures, de toutes les traces”, est “la chose première, la donnée immédiate et fondamentale” ; “c’est à partir de lui et avec lui que se fait la création”, précisait-il, dans de nombreux textes et entretiens filmés, comme celui, saisissant, avec Jean-Luc Monterosso en 1993.
Pour Damien Sausset, qui veille avec Erik Noulette au destin du vivifiant Transpalette, centre d’art attentif aux pratiques artistiques queer et alternatives, “l’influence de Journiac dépasse largement ce que l’on regroupe sous le terme d’art corporel”. Comme le confiait dès 1969 son ami critique d’art François Pluchart, “Michel Journiac a fait faire à l’histoire de l’art son premier faux pas ; il a ouvert une blessure incurable et n’a jamais manqué d’en approfondir toutes les conséquences”.
Dynamiter les conventions et les représentations mythologiques
L’importance de cette œuvre tient à sa capacité à dynamiter les conventions et les représentations mythologiques, comme la famille, l’identité, l’argent, la religion, le sexe, la mort… “Face à toutes les impositions du dehors qui tentent de conditionner et de réduire l’individu, seul celui parvenu à la conscience du fait corporel premier et fondamental peut faire dérailler les formes manifestes de la représentation”, analyse le commissaire de l’expo à Bourges, Vincent Labaume, qui travailla à ses côtés, parmi une bande de fidèles (Jacques Donguy, Jean-Luc Moulène, Jacques Miège…).
En détournant divers rituels – la messe, le référendum, la peine capitale… –, Journiac, qui fut séminariste dans sa jeunesse, exprime autant sa fascination pour la puissance esthétique du rituel (la messe était pour lui “l’archétype de la création”) qu’il en déconstruit les effets sur les corps et les consciences.
https://youtu.be/XLdJJN4T6q8
Si “le beau” comptait moins, dans son art, que “la vie”, rien n’oblige à le croire absolument, tant les deux expositions permettent de dépasser le cadre conceptuel d’une œuvre exigeante pour nous confronter à l’impure beauté de ses images, notamment ses séries des années 1970. Intellectuel, révolté, activiste, provocateur, Michel Journiac n’en était pas moins un immense esthète, dont l’œuvre, par-delà ses boudins, dégage une puissance d’incarnation émouvante.
Précurseur, Michel Journiac fut, à la mesure des héros d’un film de Jean Rouch qu’il adorait, un vrai “maître fou”, témoin attentif de son temps et révolté irrécupérable, critique des normes et inventeur de formes. Insaisissable et enfin situé dans l’histoire de l’art, en son cœur haletant.
Rituel de transmutation et contaminations au présent jusqu’au 27 mai au Transpalette, Bourges
Michel Journiac – L’action photographique jusqu’au 18 juin à la Maison européenne de la photographie, Paris IVe (le catalogue de l’exposition est publié aux Editions Xavier Barral, 176 pages, 39 €)
{"type":"Banniere-Basse"}