Saisie par une mélancolie vaporeuse, l’adaptation Netflix de la série de romans graphiques de Neil Gaiman dessine un kaléidoscope de visions imparfaites, qui tranche avec les attendus du genre.
Bien qu’on me l’ait conseillée à de nombreuses reprises, je n’ai jamais lu Sandman, série de romans graphiques écrite par Neil Gaiman au début des années 1990 et considérée comme un des joyaux du genre. Ce n’est pourtant pas le manque d’envie qui m’a retenu de plonger dans cette œuvre fleuve de plus de deux-mille pages qui, dans le sillage de Morpheus, “maître des rêves et des cauchemars”, noie les attendus classiques des comics de super-héros dans une fresque gothique et onirique, et se réapproprie avec beaucoup de liberté des éléments issus de différentes mythologies, du panthéon grec à l’Ancien Testament.
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À l’instar de La Recherche de Proust, The Sandman s’offre comme une de ces œuvres-monde à laquelle on s’abandonne au moment propice, celui où l’écoulement du temps peut se suspendre pour la laisser nous regarder pleinement et modeler notre géographie intérieure. C’est en parfait novice que je me suis aventuré dans sa version télévisuelle, créée par Allan Heinberg, et co-produite par Neil Gaiman himself et David S. Goyer, qui avait piloté l’adaptation de son Good Omens sur Amazon. Mon avis ne se portera donc ni sur sa fidélité à l’œuvre originale, ni sur le réseau de références qu’elle tisse et les pions narratifs qu’elle dispose pour la suite – Netflix envisageant sa création comme la première pierre d’un univers étendu –, mais sera celui d’un rêveur sans boussole, qui tente de consigner ses impressions au réveil.
Une quête pour restaurer l’équilibre onirique
Sorte de divinité régnant sur le Royaume des songes depuis la nuit des temps, Morpheus / Dream / Sandman est capturé sur Terre par un magicien de seconde zone, qui le prive de ses artefacts de pouvoirs – un masque, une bourse de sable et un rubis. Parvenant à s’évader après presque un siècle de captivité, il se met en quête de ses précieuses reliques afin de restaurer l’équilibre onirique et, en chemin, de réparer ses erreurs passées. Sillonnant l’espace, le temps et les dimensions, il croisera la route d’humains en perdition et de créatures fantastiques, au premier rang desquelles sa fratrie des Éternels, personnifications anthropomorphiques de la Mort, du Désir, du Désespoir…
L’étonnement provoqué par le visionnage de The Sandman tient d’abord à sa structure, qui relègue au second plan l’aspect feuilletonnant caractéristique du genre pour déployer une arborescence de mini-récits avec des personnages et enjeux propres, souvent encapsulés dans la durée d’un épisode. Si la présence de Morpheus en unifie l’ensemble, le puzzle composite formé par ces fragments dissemblables dessine moins une progression linéaire qu’une approche omnisciente et kaléidoscopique de la nature humaine qui, bien que calquée (paraît-il fidèlement) sur l’organisation des comics, a quelque chose de désarçonnant.
Une série à l’insondable mélancolie
Si l’on ne boudera pas notre plaisir de voir une production de ce calibre déjouer nos attentes en s’aventurant hors des sentiers battus, le rythme neurasthénique imprégné à l’ensemble en dilue les enjeux à l’extrême, tout en dégonflant les rares morceaux de bravoure. Pas assez incarnée sur le plan visuel pour s’assumer comme pleinement contemplative et trop diluée pour réellement nous embarquer, Sandman nage entre deux eaux, guidée par son étrange protagoniste, homme sans âge et sans affect qui semble glisser d’une vision à l’autre, comme absent à son propre récit.
Pour une série où les rêves et les cauchemars ont la part belle, Sandman ne saisit pas tant par son foisonnement visuel que par son caractère déflationniste : rythme, émotions et figurations y carburent en sous-régime, distillant une insondable mélancolie dans laquelle on finit par se lover pour contempler l’effacement d’un monde dont on tente de retenir quelques éclats de vie ou de lumière. À l’heure où la plateforme, jadis toute puissante, peine à contenir l’écoulement de ses abonné·es, il y a quelque chose de troublant à la voir déposer dans son nid d’algorithmes une œuvre si pessimiste, dont l’ampleur de production dissimule mal un parfum de fin de règne… ou de nouvelle ère ?
Sandman saison 1, d’Allan Heinberg et Neil Gaiman, avec Tom Sturridge, Gwendoline Christie, Vivienne Acheampong… Sur Netflix.
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