Le réalisateur australien revient sur “This Much I Know to Be True” (2021), actuellement en exclusivité sur Mubi et “One More Time with Feeling” (2016), disponible sur cette même plateforme le 6 août prochain, deux films dans lesquels il documente les processus de deuil et de création de Nick Cave, à l’aune du décès de son fils, Arthur.
Depuis combien de temps vous et Nick Cave êtes-vous proches ?
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Andrew Dominik — Nick et moi, on se connaît depuis plus de trente ans maintenant. On s’est rencontré chez notre dealer. C’est le genre de trucs qu’on faisait. Quelques mois après ça, j’ai commencé à sortir avec sa copine et c’est à cette occasion que l’on s’est vraiment parlé. Nick était l’ex de ma nouvelle copine. Un jour, il lui passe un coup de fil et c’est avec moi qu’il finit par discuter. On s’est bien entendu au téléphone. L’Australie, c’est comme Paris, tout le monde se connaît, et lui et moi avons toujours eu de bonnes relations. Des années plus tard, il a fait la musique de mon film L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (2007). Tu sais, quand tu as affaire à une personnalité qui évolue dans le domaine de l’expression artistique, c’est en le voyant travailler que tu apprends vraiment à la connaître.
Comment l’idée de faire ce film, One More Time with Feeling (2016), est-elle venue ?
Tout au long de ces années, Nick et moi sommes devenus de plus en plus proches, au point de se retrouver impliqués chacun dans la vie de l’autre. Quand Arthur est mort, c’est lui qui m’a demandé de faire ce film. Il savait que, tôt ou tard, il allait devoir entrer dans le circuit promo de son album Skeleton Tree (2016) et il ne voulait pas que cela se fasse de manière habituelle. Il était compliqué de parler de ce disque sans parler d’Arthur et, dans le même temps, il lui était inimaginable de répondre à des questions le concernant devant un parterre de journalistes. Tu imagines, parler de la mort de ton propre fils ? Il a donc pensé qu’il pouvait m’en parler à moi et, ainsi, garder une certaine forme de contrôle. À l’époque, cela m’a semblé être quelque peu étrange, voire dangereux, de mettre en boîte un tel long-métrage, comme si je me retrouvais à exploiter la douleur d’une tragédie. On avait pleine conscience des choses et on a décidé d’embrasser ce tiraillement, pour le meilleur, ce qui a demandé à tout le monde beaucoup d’honnêteté.
Le deuil semble avoir suscité une sorte de crise existentielle chez Nick, qui explique au début du film vouloir s’éloigner d’une conception narrative de l’écriture. Comment raconte-t-on l’histoire d’un homme qui ne veut plus raconter d’histoire ?
Je pense que la conception narrative des choses est aussi une quête de sens. Cette méthode qu’il a toujours suivie pour écrire des chansons est devenu quelque chose qu’il ne pouvait plus approcher de la même manière après la mort de son fils. Mais plus précisément, je pense que c’est une question qu’il faudrait poser à Nick. En ce qui me concerne, je m’efforçais simplement de capturer des moments de vie de gens qui doivent faire face à une tragédie. Nick était tiraillé entre deux pulsions contradictoires : celle de parler de tout cela et celle de ne pas en parler du tout. Et je pense que le film retrace ce processus, tourne autour de la question et finit par l’aborder de front. D’un certain point du vue, il s’agit là du schéma narratif du film.
Tu as dû lutter, à un moment, pour garder le contrôle sur ce que tu voulais montrer dans ce film ?
Il n’est pas question ici de contrôle. Je ne savais même pas ce que j’étais en train de faire : je me contentais de faire tourner la caméra et de filmer des trucs. Il fallait simplement que je suive mon instinct. Mais je n’ai jamais imposé une quelconque idée sur ce qui devait ou non se passer pendant le tournage. Mon job consistait à rendre compte d’une certaine vérité, à un certain moment de la vie de ces gens. Je n’avais aucun agenda, le tournage ressemblait davantage à une enquête à tâtons.
“Ce que Nick dit en sous-texte dans This Much I Know to Be True, c’est qu’on finira par tout perdre et que ta seule marge de manœuvre, c’est de savoir comment tu vas répondre à cette fatalité”
Les deux films, One More Time with Feeling (2016) et This Much I Know to Be True (2021), semblent former un dytique parfait : le premier, sombre et tourmenté, et le second beaucoup plus lumineux. Comment avez-vous appréhendé le tournage de cette “suite” ?
De la même manière que le film précédent : j’ai simplement laissé tourner la caméra. Il faut aussi dire que j’ai passé beaucoup de temps avec lui entre les deux tournages, donc je savais où Nick en était dans son deuil et j’ai pu constater le chemin qu’il a parcouru. J’ai très vite su que ce film témoignerait d’un voyage au-delà de ce processus de deuil. Même si on ne s’en échappe jamais vraiment, This Much I Know to Be True raconte un retour à la vie, une guérison. Je veux dire, dans One More Time with Feeling, Nick s’efforce d’aller de l’avant, de rester positif, mais échoue dans cette entreprise. J’ai le sentiment que, dans le deuxième film, il y arrive vraiment. Ce qu’il dit en sous-texte, c’est qu’on finira par tout perdre et que ta seule marge de manœuvre, c’est de savoir comment tu vas répondre à cette fatalité. Et lui a décidé d’y répondre de la façon la plus utile et responsable qui soit, pour lui et les gens qui l’entourent.
Le second long-métrage s’ouvre sur le récit de la vie et de la mort du Diable, conté par Nick Cave. On peut y voir, sans trop forcer, un parallèle avec l’histoire de Nick. Et, de façon plus générale, cette façon de se référer au diable nous ramène aux thèmes de ses disques et du blues en général. Penses-tu que ces deux films témoignent du chemin parcouru par un homme vers une certaine forme de rédemption ?
Je pense que oui. Ce rapport au diable fait partie des confrontations auxquelles tu dois faire face dans le cadre d’un deuil. Quand tu perds un être cher, le sentiment de culpabilité est inévitable. D’ailleurs, beaucoup de sociétés primitives s’y réfèrent dans leur processus de deuil. Je ne sais pas si tu as déjà lu ce genre de choses, mais dans certaines tributs africaines, la personne qui porte la douleur est aussi la personne que l’on accuse d’avoir tué le proche décédé. C’est une façon de donner à celle qui porte le deuil quelque chose contre quoi se battre. Nick n’est évidemment coupable de rien, mais les notions de faute et de culpabilité innervent la vie du Diable.
“Nick ne s’autorise jamais à lâcher, il ne s’autorise pas à s’enfoncer dans je ne sais quel coin sombre et sordide de sa psyché”
Nick explique dans les films que les gens ne changent pas réellement, mais qu’ils s’efforcent de donner à voir la meilleure version d’eux-mêmes. Dans le second, il raconte notamment qu’établir un lien avec ses fans à travers son site lui a donné cette opportunité. As-tu l’impression que, ces dernières années, Nick a changé ?
I mean… Je ne sais pas comment répondre à ça. Nick a changé. Quand il dit qu’il est une personne différente, il l’est vraiment. Le type que je connais aujourd’hui n’est plus le type que j’ai connu chez le dealer au milieu des années 1980. C’est un autre être humain. Le changement arrive, que tu le veuilles ou non. Mais c’est rarement un changement que tu décides pour toi. Ce que dit vraiment Nick dans le second film, c’est comment dealer avec ses pensées et, en même temps, se comporter de manière responsable pour être la meilleure personne possible pour les gens qui l’entourent. C’est un dilemme auquel il a dû faire face et répondre de la meilleure façon qui soit. Il se force à penser du côté du bien. Il ne s’autorise jamais à lâcher, il ne s’autorise pas à s’enfoncer dans je ne sais quel coin sombre et sordide de sa psyché. Ton esprit est un foutu chien d’attaque, ton rôle est de le domestiquer, ne pas sombre dans l’apitoiement.
Alors que la relation entre Warren Ellis et Nick Cave est au cœur du processus de création des disques des Bad Seeds et autres, on remarque peu d’interactions directes entre les deux dans les films que tu as réalisés. Il y a d’ailleurs dans This Much I Know to Be True cette scène dans laquelle on les voit se parler et parler l’un de l’autre à distance, dans un montage alterné. Rendre tangible cette complicité a-t-il été complexe pour toi ?
Je vais te dire, je le connais bien tous les deux, et je comprends ce qu’il se passe entre eux. J’ai toujours entendu l’un parler de l’autre et vice-versa. Et ce qu’ils me racontent d’un même sujet n’est pas toujours très raccord (rires). C’est très drôle à voir ! Je savais qu’en les prenant dans deux pièces différentes, j’obtiendrais différents points de vue sur ce que Nick pense de Warren et inversement. Leur musique répond à la manière qu’ils ont d’interagir avec les gens. Je veux dire, si tu places Warren devant un instrument, obtenir son attention devient impossible. Il va s’asseoir et va s’échapper d’un coup, en ne faisant plus attention au reste. Nick aime le style de Warren, mais, dans le même temps, il doit pouvoir obtenir l’attention de Warren à un certain moment. C’est magnifique d’assister à ce genre d’interactions. Et il en résulte une musique magnifique, qui ne peut s’accomplir que si les deux se font face de façon constante. C’est comme une réaction chimique. Quand ils bossent sur un projet musical, tu peux voir Warren débarquer avec un solo de basse et Nick en tirera toujours quelque chose. Mais le plus intéressant, c’est quand tu les forces à être tous les deux dans la même pièce pour faire de la musique ensemble. Il se passe toujours un truc.
Comment ta place a-t-elle évolué à leurs côtés ces dernières années ?
J’ai l’impression de faire partie du groupe, si tu vois ce que je veux dire. J’ai l’impression d’être un Bad Seed. Le truc, c’est qu’on travaille énormément ensemble : les deux bossent sur la musique de mes films et, en ce qui me concerne, tu trouveras même mon nom dans les crédits de Ghosteen (2019), au mixage. Et je ne me prive jamais de donner mon opinion sur les choses et je dois dire qu’il arrive qu’ils m’écoutent. Et de leur côté, quand ils font les scores de mes films, ils ont forcément une opinion sur le tournage et m’en font part. C’est très ouvert entre nous, on est une équipe qui fonctionne. Mais c’est vrai qu’on ne se parle pas souvent tous les trois ensemble : je parle à l’un et puis je parle à l’autre. C’est un privilège d’être impliqué dans un tel processus de création.
This Much I Know to Be True (2021), d’Andrew Domink, actuellement disponible en exclusivité sur Mubi
One More Time with Feeling (2016), d’Andrew Dominik, disponible le 6 août sur Mubi
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