Du Liban au Québec en passant par la France, l’itinéraire de Wajdi Mouawad, artiste associé du festival 2009, se reflète dans son oeuvre, sensible et onirique. À Avignon, le dramaturge fera vivre une nuit épique aux spectateurs de la cour d’honneur et proposera sa dernière création, expérience théâtrale au dispositif scénique inédit.
Au coeur du théâtre de Wajdi Mouawad il y a une énigme. C’est un secret enfoui, un code qu’il s’agit de déchiffrer, une promesse oubliée, quelque chose qui n’a pas été dit… Ainsi, les grands récits que ce dramaturge et metteur en scène élabore spectacle après spectacle ont quelque chose d’un labyrinthe où le temps et l’espace se mélangent parfois jusqu’au vertige. Que ce soit sous la forme d’une fable initiatique comme dans Littoral ; de la quête d’un passé enfoui comme dans Incendies ; d’une errance à la recherche d’une faute ancienne pour interrompre une roue du malheur comme dans Forêts ou enfin du décodage d’une énigme qui permettra de sauver le monde comme dans Ciels. A la différence des trois autres, ce dernier spectacle n’a pas encore été créé. Il vient compléter un cycle d’écriture démarré en 1997 que le dramaturge présente pour la première fois dans son intégralité sous l’intitulé Le Sang des promesses en reprenant Littoral, Incendies et Forêts qui sont joués à la suite comme une longue saga pendant toute une nuit dans la cour d’Honneur du palais des Papes, tandis que Ciels sera créé à Châteaublanc.
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Le pouvoir des mots
La nuit, les étoiles, le rêve font partie intégrante du théâtre de Wajdi Mouawad. Fouillant la mémoire, le passé, son oeuvre est traversée de visions oniriques où les vivants conversent avec les morts. Le réel et le merveilleux se tiennent par la main dans ces récits à tiroirs où il s’agit presque toujours d’explorer souvenirs et témoignages pour élucider un passé touffu. On interroge les morts, les anciens, les survivants, on enjambe les époques et les continents, mais l’étonnant est que chaque récit ouvre toujours sur un nouveau récit comme si les histoires ne devaient jamais prendre fin. Comme si l’imagination apparemment sans limites de Wajdi Mouawad se déployait à loisir sous ses yeux proposant sans cesse de nouvelles possibilités.
Ainsi, même au moment des répétitions, ses pièces ne sont pas encore terminées, comme en témoigne Stanislas Nordey qui interprète un des personnages de Ciels : “Il y a quelque chose de très réjouissant pour un acteur dans le fait de travailler sur une pièce dont on ne connaît pas la fin. Wajdi écrit la nuit. Le matin, il nous lit les scènes d’un ton enfiévré et puis il nous demande notre approbation. C’est passionnant parce qu’on n’a pas l’impression d’être sollicité en tant qu’acteur mais en tant que participant à l’écriture d’un spectacle. Avec lui on n’est pas tant en face d’un metteur en scène que de quelqu’un qui écrit la scène. C’est un théâtre qui s’invente en direct. Normalement, quand on répète, on sait d’avance tout ce qui va se passer et, en ce qui concerne son rôle, on connaît déjà sa part d’ombre et sa part de lumière. Là, pas du tout. Même s’il y a une trame, bien sûr. Six mois avant de répéter, Wajdi nous raconte toute l’histoire du personnage qu’on doit interpréter jusqu’à la première minute du spectacle. Mais au fil des répétitions, il garde toujours des options ouvertes, des bifurcations possibles, tout en étant extrêmement attentif à la structure narrative. »
Wajdi Mouawad croit au pouvoir des mots peut-être plus encore qu’à la magie du théâtre. Les mots qui permettent de voyager, de fouiller, de défricher la mémoire et surtout de poser des questions. Car à l’origine de ce théâtre qui se veut quête des origines, il y a un manque, il y a un silence. Il y a surtout une question à laquelle on n’a pas répondu. Wajdi Mouawad est né en 1968, au Liban. Quand il a 10 ans, sa famille part s’installer en France fuyant la guerre civile. Sept ans plus tard, nouveau départ, cette fois pour le Québec : “Je me souviens d’être rentré de l’école en disant à ma mère : “Tu n’oublie pas que dans trois semaines, j’ai mon tournoi de rugby”. Et elle m’a répondu : “Non, dans trois semaines, on est au Québec”. Pourquoi ne m’avaient-ils pas averti plus tôt ? Pour elle, ce n’était pas nécessaire de me le dire. “Ça aurait changé quoi ?”, a dit ma mère.”
Du réel au virtuel
Beaucoup de choses, selon Wajdi Mouawad pour qui ce silence était et reste lourd de non-dits. C’est pour cela que son théâtre va porter toutes ces questions qu’il se pose. On ne change pas comme ça de continent, d’univers, sans raisons. On ne peut pas rompre aussi facilement avec le passé. Son théâtre prend alors la forme d’une investigation tournée vers le passé, vers l’histoire de l’humanité, vers la géographie, et en particulier celle du monde méditerranéen où la Grèce antique rencontre l’Orient et où les deux se mélangent pour créer une complexité presque inextricable comme c’est le cas au Liban.
Le théâtre de Wajdi Mouawad emprunte des chemins qui l’assimilent à une odyssée moderne, les chemins du retour, qui sont aussi ceux de la révélation à soi-même au-delà de toute nostalgie. Car c’est un autre paradoxe qu’a vécu l’auteur en quittant son pays natal. “Ce premier départ n’a pas été douloureux. D’ailleurs, on était censé revenir trois mois plus tard. Il n’y a même pas eu d’adieux déchirants.” Ce qui s’éloigne en revanche définitivement à ce moment-là, c’est le monde de la petite enfance. Celui-là aussi est marqué par le silence, mais différemment. “Au départ, le silence était une grâce. Jusqu’à l’âge de 4 ans, je ne parlais pas. Par bonheur. Par osmose avec la nature. Mes parents étaient inquiets. On a vu un médecin qui a dit que je prenais mon temps.”
Au commencement était l’Eden. Un jardin où intérieur et extérieur ne se différencient pas. Puis viendra le temps d’une nouvelle transformation, d’un nouveau passage, celui du réel au virtuel. “Enfant au Liban, je vivais toujours dehors. Avec des fruits dans les mains cueillis sur les arbres, des animaux, le rythme des saisons… Du jour au lendemain tout ça est devenu virtuel, plus de fruits, d’animaux, de ciel, de grand air, de soleil. A la place, il y avait des livres, des films, de l’art. Là, il y a une ligne de rupture entre deux mondes, entre le réel et le virtuel. Entre celui que j’aurais pu être si on était restés au Liban et celui que je suis devenu.”
Tout cela va s’élucider progressivement. Wajdi Mouawad sent qu’il y a en lui des formes qui aspirent à s’exprimer. Fasciné par une nature morte de Delacroix découverte au Louvre, il rêve de couvrir des toiles de couleurs. Mais l’appartement familial est trop petit. Il essaie le dessin qui ne le satisfait pas et passe à l’écriture. Il vient de découvrir La Métamorphose de Kafka. Il veut écrire comme celui-ci. Il fait lire ses premiers essais à son frère aîné, critique impitoyable.
Arrivé au Québec commence une période de crise. En même temps, Wajdi Mouawad réussit plutôt bien au théâtre, d’abord comme acteur. Puis comme auteur et metteur en scène. Il écrit une de ses premières pièces, Willy Protagoras enfermé dans les toilettes, pendant les répétitions de L’Asile de la pureté du Québécois Claude Gauvreau où il joue le rôle de l’auteur lui-même en train d’écrire… “Comme je devais écrire quelque chose à chaque représentation, je me suis mis à écrire ma propre pièce. Après, mon travail a été influencé par des philosophes. J’ai lu, par exemple, les Essais hérétiques de Jan Patocka, un livre très difficile pour moi parce qu’il fait référence à la phénoménologie. Il y parle de “la solidarité des ébranlés”, une expression qui m’a foudroyé. Car c’est justement à travers cet ébranlement que l’acteur peut transmettre au théâtre des mots qui ne sont pas les siens pour contaminer le spectateur.”
Le Liban, pays rêvé
Son théâtre lui permet de donner forme à ces questions qui butent, on l’a dit, sur le silence familial. Avec en arrière-fond, ce pays enchanté, rêvé, devenu énigmatique, le Liban. “J’ai interrogé mon père pour savoir comment cette guerre avait commencé. Qui avait tiré le premier ? Il n’avait pas de réponse. Puis je me suis documenté pour comprendre ce qui s’était passé de 1975 jusqu’à l’accord de Taëf.” De même, après la création d’Incendies en 2003, il effectue durant un an un périple en Europe centrale et passant par Auschwitz. “Je me demandais pourquoi j’écrivais toutes ces histoires. Je doutais. Je voulais comprendre ce qui s’était passé avec la Shoah ; pourquoi on avait voulu brûler un livre en exterminant le peuple qui l’avait écrit. Cela m’a renvoyé à l’histoire du Liban. J’ai compris que la guerre du Liban ne racontait pas son histoire. Que je venais d’un peuple qui a un vide, qui vit dans l’abstraction. J’ai pensé à tous ces gens morts au Liban dont le nom n’est mentionné nulle part. Et j’ai pensé que si j’écrivais, c’est parce qu’il y a eu cette guerre. Aujourd’hui, je me dis que j’aimerais mettre en scène une de mes pièces traduites en arabe au Liban. Ça serait une façon de réaliser des retrouvailles, une confrontation, mais par l’intermédiaire du théâtre.”
Par Hugues Le Tanneur
AVIGNON 2009
LITTORAL, INCENDIES, FORÊTS (EN INTÉGRALE) sont les trois premières parties du quatuor Le Sang des promesses de Wajdi Mouawad. Du 8 au 12 juillet (relâche le 9), cour d’Honneur du palais des Papes, à 20 h.
CIELS Quatrième partie du quatuor Le Sang des promesses de Wajdi Mouawad. Du 18 au 26 juillet (relâche les 20 et 25) à 22 h, puis du 27 au 29 juillet à 17 h, Châteaublanc – parc des expositions.
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