En 1973, il est temps de trouver pour James Bond un nouvel interprète et un nouveau souffle. C’est le pari que tente Vivre et laisser mourir, avec Roger Moore et beaucoup d’errements.
En 1972, James Bond est à un tournant. L’arrivée de George Lazenby dans le rôle de 007 pour Au service secret de Sa Majesté s’est soldée par un échec relatif au box-office (82 millions de dollars de recettes mondiales contre plus de 110 pour chacun des trois épisodes précédents). Et l’acteur australien a de toute façon refusé de rempiler. Revenu pour une pige généreusement rémunérée dans le bien nommé Les diamants sont éternels, Sean Connery (re)jette quant à lui l’éponge dans la foulée et les producteurs se voient contraints de partir en chasse d’un nouvel agent. Le marché américain faisant figure de cible prioritaire pour la franchise, il est un temps envisagé de choisir un comédien du cru. Paul Newman, Robert Redford, Burt Reynolds et même Clint Eastwood (qui décline la proposition) sont ainsi pressentis. Albert Broccoli tranche finalement en faveur de l’éminemment British Roger Moore, fraîchement libéré de ses obligations télévisuelles dans Le Saint (1962-1969) et Amicalement vôtre (1971-1972).
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Un virage équivoque
Un nouvel acteur, c’est une chose. Mais pour relancer vraiment la série, il faudrait peut-être aussi qu’elle accouche d’un vrai nouveau Bond. La décision est donc prise de rompre avec un certain nombre d’éléments (un peu trop) associés au 007 de Sean Connery. On ne verra ainsi jamais celui de Roger Moore porter un chapeau (ni un smoking, dans ce premier film, d’ailleurs), et il fumera des cigares plutôt que des cigarettes. Et ce n’est pas tout : en guise de boisson de prédilection, le Bond new look oublie la vodka martini pour passer au bourbon. Sans abandonner néanmoins dans l’opération le flegme britannique qui est l’une des signatures de Roger Moore.
Pas de Q non plus dans Vivre et laisser mourir – sous la pression populaire, il sera de retour dès le film suivant – et moins de gadgets qu’à l’accoutumée, même si la Rolex aimantée (attention, placement de produit, mais il y en a bien d’autres) que Bond porte à son poignet jouera un rôle-clé à la fin du film. Pas non plus de briefing au MI6, dans le bureau de M, puisque celui-ci a lieu dans l’appartement même de 007, que le public n’avait pas eu l’honneur de visiter depuis James Bond 007 contre Dr. No. Un appartement heureusement pourvu d’un placard suffisamment grand pour y cacher, avec la complicité de Miss Moneypenny, la dernière conquête en date de notre héros le temps qu’il reçoive ses instructions du jour.
Les changements sont cependant loin de s’arrêter là. Dans Vivre et laisser mourir, Bond a aussi sa toute première aventure avec une femme noire – qui sera coupée dans la version du film distribuée en Afrique du Sud, rapport à l’apartheid, les affaires sont les affaires. La demoiselle est interprétée par Gloria Hendry, qui deviendra peu après une figure de la Blaxploitation, ce cinéma (de genre, essentiellement) produit dans les années 1970 à destination du public noir américain. Etrangement, les codes de ce mouvement imprègnent profondément Vivre et laisser mourir, qui semble le fruit d’une improbable hybridation entre le film d’espionnage britannique et cette Blaxploitation.
Le méchant – un trafiquant de drogue dont le plan machiavélique consiste à inonder New York d’héroïne gratuite (afin, grosse ruse, à la fois d’éliminer la concurrence et de rendre tout le monde accro) et qui est aussi le dirigeant amateur de vaudou d’une île fictive des Caraïbes du nom de San Monique – est noir. Tous ses complices sont noirs. Tous les méchants sont noirs. Et, d’ailleurs, à l’exception de la brève maîtresse de notre idole (qui n’est cependant pas forcément très nette), tous les Noirs sont méchants. Malaise : Vivre et laisser mourir ressemble ainsi à un film de Blaxploitation dont on aurait retiré tous les personnages noirs positifs pour les remplacer par de gentils Blancs. Si James Bond se renouvelle en s’inspirant d’un courant cinématographique naissant, c’est d’une manière au mieux maladroite, au pire horriblement raciste.
La conquête de l’entertainment
Sur bien d’autres plans, Vivre et laisser mourir, le troisième James Bond (après Goldfinger et Les diamants sont éternels) mis en scène par Guy Hamilton (qui réalisera encore L’Homme au pistolet d’or), est un film bancal qui se cherche, jusque dans ses tentatives comiques (avec un abominable shérif rougeaud et ventripotent). Un James Bond expérimental, quasi. Avec même un peu de surnaturel (et une cartomancienne qui, d’une manière un rien douteuse, perd ses pouvoirs en même temps que sa virginité).
L’une des options-clés dans la volonté de conquête de la série, c’est le grand spectacle. L’action musclée, les cascades (que Moore, à quelques exceptions près et malgré son âge – 45 ans – plus avancé que celui de Connery, exécute lui-même). Le cigare à la bouche, Bond fait du deltaplane. Il fuit à travers les champs pour éviter l’hélicoptère qui le mitraille (dans une citation assez explicite de La Mort aux trousses d’Hitchcock). Au volant d’un bus à deux étages, il fonce sous un pont. Le bus se retrouve coupé en deux et la voiture qui le poursuit en percute la partie supérieure restée au milieu de la route. C’est assez chouette à regarder.
Davantage, en tout cas, que le clou dudit spectacle : une longue, très longue poursuite en hors-bord avec envolées au-dessus d’une route de Louisiane et passage par une piscine domestique. On est en droit de lui préférer la visite d’un élevage de crocodiles dont James Bond s’évadera en bondissant d’un reptile à l’autre. Là, Moore ne s’y est pas risqué, laissant la place au propriétaire de la ferme lui-même qui passa relativement près d’y laisser une jambe ou deux. Vivre et laisser mourir abrite ainsi un certain nombre de temps forts, de morceaux de bravoure destinés à marquer les esprits et qui semblent interrompre le récit, suspendre l’écoulement du temps. Raconter le film, c’est, dans une certaine mesure, en établir la liste. Alors qu’Hollywood se prépare à entrer dans l’ère des blockbusters, 007 est en pleine mutation.
Vivre et laisser mourir, dont l’opération relance ne rata pas (161 millions de dollars de recettes, un record pour la franchise à l’époque), fut aussi le premier James Bond grossier. “Shit!”, s’exclame une femme à un moment du film. “Merde”, donc. On a clairement changé d’époque.
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