A 92 ans, l’auteur de « Shoah » reprend sa caméra et le chemin de la Corée du nord pour « Napalm » (Séance spéciale), une brève rencontre amoureuse et platonique dont il tente de garder la trace cinématographique.
A première vue, le spectateur qui ne connaîtrait rien de l’œuvre de Claude Lanzmann pourrait estimer Napalm ridicule, voire gâteux. L’auteur marmoréen de Shoah se filme tel Tintin en Corée du Nord, encadré par les guides et militaires du régime, façon documentaire de propagande. Son orgueil frisant le comique apparaît dans de nombreux plans : il se fait filmer au pied des statues géantes de Kim Il-sung et Kim Jong-il et l’on soupçonne le cinéaste de rêver à son propre monument de même dimension.
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Malgré son grand âge, il ne peut non plus s’empêcher de draguer une jolie guide militaire. Puis dans une seconde partie, il raconte face caméra sa rocambolesque aventure amoureuse platonique avec Kim Kun Sun, une infirmière de Pyongyang croisée lors d’un voyage diplomatique en 1958, mélangeant l’émotion d’une brève rencontre inoubliable et la fierté viriliste de montrer qu’il était un irrésistible séducteur (et un grand nageur, et un homme doté d’un sens de l’orientation infaillible…).
Lanzmann parle beaucoup de lui, un peu de Kim Kun Sun et de ses séductions, mais jamais des risques qu’elle a encourus, ni de ce qu’elle est devenue, ne cherchant pas à la retrouver « pour garder d’elle l’image de sa jeunesse » dit-il. Vers la fin du film, il lit une lettre d’elle tout en politesse asiatique et communiste fleurie (« Noble visiteur… l’amitié entre nos peuples… », etc) dont on peut légitimement imaginer que c’est un commissaire politique qui en tenait la plume. On pourrait donc en rester là, devant cette impression embarrassante des souvenirs d’un vieillard qui s’aime beaucoup.
Un système de disjonctions-réunions et d’échos entre les images et la parole
Sauf que ce vieillard fut un témoin du siècle, l’ami de Sartre et l’amant de Beauvoir, l’auteur de Shoah, de Sobibor, du Dernier des injustes et du livre autobiographique Le Lièvre de Patagonie dans lequel il racontait déjà cette brève rencontre nord-coréenne. Ainsi peut-on déjà remarquer que Napalm est structuré comme tous ses films sur un système de disjonctions-réunions et d’échos entre les images et la parole.
Les lieux coréens quasiment vides de la première partie sont ensuite habités à la première personne par le récit amoureux du cinéaste. Les remarques dragueuses adressées aux jeunes femmes dans la première partie apparaissent ensuite rétrospectivement comme des teasers du récit principal de la journée avec Kim Kun Sun.
Napalm pose cette équation : une image propagande-touristique + une parole ultra intime = une troisième image, celle du film romanesque qui n’a pas été tourné et que le spectateur peut reconstituer mentalement. A ceux qui se scandaliseraient que Lanzmann puisse passer ainsi de la Shoah à ses souvenirs, de Thanatos à Eros, de la multitude des suppliciés à l’unicité de soi, opposons une réponse « scandaleuse » : non seulement Lanzmann a parfaitement le droit de filmer autre chose qu’Auschwitz mais nul doute que pour lui, la catastrophe juive et cet amour mort-né procèdent d’un même paradigme d’arrachage au néant et aux cendres du temps.
Aux êtres exterminés correspond ici Kim Kun Sun, figure absente restituée par le récit oral. A Bomba ou Müller succède Lanzmann lui-même dans la position du dernier témoin d’une histoire qui aurait pu sombrer dans l’oubli. Et alors que le cinéaste approche à son tour du seuil de la mort, le désir reste son arme de combat principale, le plus sûr moyen de se sentir encore vivant. “Napalm” était le seul mot que partageaient Claude Lanzmann et Kim Kun Sun. Les Américains avaient déversé des milliers d’hectolitres de napalm sur la Corée du Nord faisant des millions de victimes et Kim Kun Sun en gardait des traces sous sa poitrine.
Ce lien entre les brûlures de l’amour et celles de l’histoire est aussi à l’œuvre dans Les Fantômes d’Ismaël, film dans lequel apparait un certain Henri Bloom, double fictif de Claude Lanzmann. Derrière ce qui pourrait sembler une bluette légère, on voit ainsi que Lanzmann, figure hantant cette année la Croisette comme son frère-ennemi Godard, demeure fidèle à ses obsessions de toujours et à son cinéma singulier.
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