Plasticien provocateur et activiste révolté, Claude Lévêque représentera la France à la prochaine Biennale de Venise, après Sophie Calle. Tristes échos de l’enfance, mémoire des camps, ombres des prisons et des hôpitaux hantent son imaginaire et ses œuvres, qui bousculent.
Il suffit d’arriver à Pèteloup, rue du Grattechien, à quelques encablures d’un ancien centre pour enfants handicapés, pour flairer quelques-unes des obsessions de l’artiste Claude Lévêque. Un certain parfum d’enfance d’abord, à travers ses intitulés espiègles, et une immense compassion pour cette population d’incarcérés plus ou moins volontaires à laquelle nous appartenons tous aujourd’hui, de près ou de loin. Pèteloup donc est le nom du patelin que Lévêque, domicilié à Montreuil, se plaît à rallier le plus régulièrement possible pour des séjours longue durée. A quelques kilomètres à peine de Nevers, sa ville natale, où réside encore sa mère, et d’un lac naturellement bleu, engoncé dans une ancienne carrière de pierres à chaux, que l’artiste fait découvrir aux curieux qui viennent le visiter.
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A Nevers justement, l’artiste tient à nous montrer la “cité” dans laquelle il a grandi, un grand ensemble tout relatif constitué de deux immeubles de petite taille, coincé entre les rails du chemin de fer et un terrain de sport resté intact. Des anciens logements ouvriers devant lesquels Claude, enfant, bâtissait sans relâche des chantiers mirobolants. “Je terrassais tout”, s’amuse Lévêque, pris au piège de son propre lapsus.
De l’adolescence en revanche, Lévêque ne garde aucun souvenir si ce n’est celui complexé d’un gosse échoué en CAP menuiserie avant d’intégrer à 18 ans les beaux-arts de Bourges. Poussé par une mère artiste-peintre dont l’un des tableaux trône encore fièrement dans la salle à manger du fils chéri, Lévêque dessine beaucoup, entame ce qu’il appelle une série d’“assemblages” et réalise quelques “notes filmiques” inspirées par Warhol, Mekas, Kenneth Anger et Michael Snow.
Aujourd’hui encore, le cinéma est au cœur de son travail : “Je me sens proche d’un cinéaste comme Téchiné dont je revois tous les films en ce moment, raconte volontiers celui qui s’est défini un temps comme un cinéaste frustré. J’aime bien créer de la métamorphose, apporter des éléments qui brouillent les pistes”. Il faut dire qu’avec le temps, Claude Lévêque a tendance à voir les choses en grand. Ou plutôt in situ. Alors que dans les années 80 et 90, il travaille essentiellement l’objet comme pod transitionnel vers des souvenirs d’enfance, “des fictions d’objets”, il se focalise aujourd’hui davantage sur l’espace et les lieux qu’il charge des mythologies collectives qui le hantent : la prison, l’école, l’hôpital.
Revient alors à l’esprit cette image en 3D, fulgurante et ultraphotogénique, pensée pour sa très belle intervention en 2007 au Mac/Val : des dizaines de lits d’enfant évidés et suspendus au plafond. Un dortoir fantôme animé par le scintillement de demi-sphères en Plexiglas qui réagissaient à la lumière noire dans laquelle est plongée l’immense salle d’exposition. “J’amène les gens dans un espace de circulation sans qu’ils soient dans une position statique ou contemplative. Ils sont les propres acteurs de la scène proposée. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui va se passer entre les propositions et la circulation des gens, dans les moments d’arrêts ou de passages rapides. Le cinéma est un moyen tellement plus évident que l’œuvre d’art qui, elle, garde toujours cet aspect monolithique, figé, statique.”
On pense aussi à l’installation Valstar Barbie, conçue pour la Biennale de Lyon, pour laquelle Lévêque élabore une scénographie efficace fondée sur la confrontation douteuse d’un escarpin monstrueux et d’un ensemble de voilages, lumières, le tout sur fond de valse au ralenti un peu mièvre. Un clin d’œil nauséabond au passage de Klaus Barbie à Lyon. “Ce que j’aime, c’est jouer avec des éléments de spectacle qui attirent et au bout desquels il y aurait quelque chose de l’ordre de la menace. C’est un piège, une mise en embuscade du visiteur”, raconte à l’époque l’artiste qui n’hésite jamais à s’aventurer sur cette pente glissante.
En 2006, il présente un Mickey Mouse en tubes au néon auréolé d’un “Arbeit macht frei” (“Le travail rend libre”), directement inspiré de l’inscription que l’on trouvait au fronton du camp d’Auschwitz. L’association fait scandale, et Dominique Païni le commissaire, jugeant l’œuvre “irresponsable”, refuse de l’exposer au Grand Palais. “Mon grand-père, communiste, a été déporté, près de Brême, explique Claude Lévêque. Il en est revenu mais n’en a jamais parlé. J’ai visité Auschwitz, la nuit, avec un ancien déporté. Nous avions les clés. C’était horrible. Il faut en informer le monde. Mais j’ai fait voisiner ma reprise de l’inscription avec une figure de Mickey, pour symboliser tout ce qui, comme Disney, contribue à abolir la mémoire. Cela n’a pas été très bien compris.”
Aujourd’hui encore, il dénonce une certaine uniformisation de la pensée à l’œuvre dans le monde de l’art : “Je m’inquiète de voir ces nouveaux pompiers de la pensée et du concept, ces jeunes artistes aux allures de premiers de la classe. Je n’ai aucun intérêt pour l’art chargé de dogme, je préférerais à la limite un art réactionnaire qu’un art politique correct.” Son côté provoc.
Claude Lévêque a longtemps été apparenté à la veine punk. Dans les années 80 notamment, il s’inspire largement de l’insolente énergie des Jeunes Gens Mödernes (Elli et Jacno, Alain Pacadis, les Stinky Toys, Taxi- Girl…) et de leur quartier général, le Palace d’avant Valérie Lemercier. “Je suis devenu artiste par échec scolaire, lâcheté, peur, inadaptation au monde compétitif presque parfait, et par ressentiment ! Par goût de la perversion, seul le soir dans ma chambre, à 15 ans, je punaisais en biais des posters des Rolling Stones en jurant de ne jamais faire les choses normalement. Je suis devenu aujourd’hui un artiste de variété identifié au passé punk qui me colle à la peau”, écrivait-il l’année dernière dans un de ses textes qu’il met en ligne sur son site internet.
Dans sa maison de Pèteloup, étrangement vide et comme hantée par des réminiscences scolaires qu’on devine traumatiques (sol en carrelage, mobilier d’école, maquette de manège d’enfant…), on trouve encore quelques vestiges de ces temps révolus : un amoncellement de mallettes renfermant des cassettes de punk oldies, rap, hardcore alternatif français, trash hardcore, raï… “Je ne pourrais pas vivre sans musique”, explique l’artiste qui ne manquerait pour rien au monde le concert de Slayer, groupe de trash metal américain, le 11 novembre prochain au Zénith de Paris.
Pourtant, c’est dans un registre résolument différent que puisent aujourd’hui les “bandes-son” de ses expositions. En 2007, à la galerie Yvon Lambert, c’est le long roucoulement d’un Tombe la neige interprété par sa propre mère qui nous accueille. A la Maison Eclusière de Toulouse où vient de s’ouvrir le festival du Printemps de septembre, c’est une chanson de Françoise Hardy, Rendez-vous d’automne, reprise par la chorale d’une maison de retraite, qui donne le la d’une immense installation conçue comme un environnement praticable. Au centre du dispositif, un bus désaffecté invite le visiteur à un voyage immobile tandis qu’une vingtaine de panneaux de signalisation s’agitent à la faveur des courants d’air.
Pour autant, Claude Lévêque, qui a été choisi pour représenter la France à la prochaine Biennale de Venise en juin 2009, n’a rien perdu de sa radicalité. D’abord parce qu’il reste aujourd’hui parmi les artistes les plus activistes et n’hésite jamais à l’ouvrir haut et fort pour dénoncer la politique d’un gouvernement qu’il exècre (“aujourd’hui tout est paradoxal, tout est truqué, à part la répression”) ou pour défendre des lieux alternatifs comme feu l’Impasse Saint-Claude, un squat d’artistes du IIIe arrondissement de Paris (porté, entre autres, par deux jeunes artistes qu’il affectionne tout particulièrement, Jonathan Loppin et Sophie Dubosc) ou encore La Générale, autre squat ultrapointu qui a fermé ses portes l’année dernière à Belleville pour se délocaliser dans une ancienne manufacture de Sèvres. Quelques années auparavant, dans les années 90, c’est lui déjà qui défend le projet atypique de l’association Emmetrop, installée dans un HLM à Bourges.
Radical ensuite parce que l’on retrouve chez lui cet équilibre précaire entre ce qu’on pourrait considérer comme de la cucuterie calculée et une certaine perversité à peine dévoilée, toujours contenue. Visiter une exposition de Claude Lévêque consiste presque toujours à témoigner d’une certaine frustration : “L’idée que la fête est finie prendra corps au sens très littéral de l’expression : nombre de ses œuvres se présentent alors sous la forme d’une sorte d’image en trois dimensions dans laquelle le visiteur pénètre trop tard. Le sol est jonché d’éléments cassés, de fleurs en papier crépon déchirées ou de bris de verre”, écrit par exemple le critique d’art Eric Troncy dans la très belle monographie qu’il lui a consacrée.
A Venise, Claude Lévêque ne sait pas encore très bien ce qu’il va faire. Avec Christian Bernard, directeur du Mamco et du festival du Printemps de septembre, qu’il a choisi comme commissaire, il discute beaucoup du contexte difficile de cette biennale et projette un voyage en novembre prochain. L’équipée belle n’en dira pas plus long sur le projet, hormis cette idée de souffler dans le même espace le chaud et le froid.
Pour l’artiste et ami de longue date, Pierre Ardouvin, Claude Lévêque sait “dérégler le regard, les perceptions, les espaces et repose sans cesse la question de la norme. Pour cela il est salutaire”. Une façon d’avancer que les révolutions qui agitent le monde de l’art ne sont pas nécessairement bling-bling. Il faut dire que Claude Lévêque fait partie de cette classe, rare, capable d’écumer avec la même élégance les lieux les plus underground et les grands rendez-vous internationaux. De Nevers à Venise, il n’y a qu’un pas.
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