Depuis le début des années 2000, de nombreuses stars du R&B, de TLC à Destiny’s Child en passant par Alicia Keys, sont érigées en icônes féministes sans pour autant qu’elles le revendiquent. Alors comment comprendre cette ambivalence et savoir si elles sont féministes ou pas ?
Début des années 2000, le girl power a le vent en poupe. Défriché par la pop et des stars blanches comme Madonna ou Cyndi Lauper, puis brandi par Les Spice Girls, cette forme d’empowerment marketing gagne aussi d’autres courants musicaux. Mais on est encore loin du coming out féministe de Beyonce en 2013. Et « féminisme » reste encore un vilain mot, boudé par la majorité des artistes R&B. « Les TLC prenaient soin de préciser en interview qu’elles n’étaient pas féministes », rappelle Keivan Djavadzadeh, doctorant en sciences politiques et membre du laboratoire Cresppa-LabToP, qui travaille sur les politiques de l’identité, ayant trait à la race, au genre et à la sexualité dans les musiques populaires africaines-américaines.
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« Cela peut s’expliquer par le backlash de l’époque et par la mauvaise presse du féminisme. Cela tient aussi à la perception du féminisme comme un mouvement blanc (voire raciste) et bourgeois déconnecté des aspirations et des expériences des femmes noires des milieux populaires », explique-t-il.
La fin des années 1990 voit donc fleurir une kyrielle de chanteuses R&B qui revendiquent des images de femmes fortes, indépendantes financièrement et en contrôle de leur sexualité. Pourtant, leurs textes véhiculent parfois des valeurs un peu réac’ (l’homme qui doit entretenir la femme, opposition entre « le vrai homme » et l’homme qui n’est pas à la hauteur, familialisme, traditions…) et un féminisme qui peut sembler essentialiste.
Un discours un peu réac
Tandis qu’Alicia Keys chante : « Je veux un vrai homme, qui me donne ce dont j’ai besoin / De l’attention, de l’amour et de la tendresse (…) / Parce qu’un homme n’est pas vraiment un homme s’il n’est pas de taille pour t’aimer quand tu as raison / T’aimer quand tu as tort » (When You Really Love Someone) ou « Parce qu’un vrai homme reconnaît une vraie femme quand il la voit / Et une vraie femme sait qu’un vrai homme n’a pas peur de la satisfaire » (A Woman’s Worth), les Destiny’s Child et TLC dézinguent les losers, des hommes sans le sou, qui vivent au crochet de leur maman : « J’ai besoin de quelqu’un qui m’aide / Au lieu d’un loser comme toi qui ne sais pas ce que signifie être un homme / Est-ce que tu peux payer mes factures ? » (Bills, Bills, Bills) ou « Tu veux être avec moi, sans avoir d’argent ? Oh non, je ne veux pas d’un loser » (No Scrubs).
« Les codes de cette musique font que les paroles tournent souvent autour des relations de séduction ou de couples hétérosexuels, ce qui peut expliquer la récurrence de ce type de discours sur la différence des sexes, indique Keivan Djavadzadeh. Le R&B peut aussi reproduire des normes de genre perçues comme conservatrices, notamment quant aux rôles sexués et aux attentes en termes de masculinité ».
Sexisme et racisme
Ainsi, après avoir célébré les femmes autonomes avec « Independent Women » des Destiny’s Child, Beyonce fait l’éloge du mariage dans « Put A Ring On It ». Paradoxalement, ces dissonances n’invalident pas forcément sa posture et elles peuvent aussi apparaître comme un facteur d’identification pour le public. L’écrivaine américaine Joan Morgan estime même que le féminisme a besoin de se nourrir de ces contradictions, qu’elle qualifie de « dégradés de gris fascinants ».
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Par ailleurs, le flou apparent autour du message d’empowerment de ces chanteuses noires s’explique par les contraintes qu’elles subissent, inhérentes à la perception de leur non-blanchité par la société dominante. Comme le souligne Keivan Djavadzadeh, elles se retrouvent confrontées à des stéréotypes sexistes et racistes associés à la féminité noire et « il leur faut conjuguer ensemble lutte antisexiste et lutte antiraciste », observe-t-il. Et poursuit :
Le R&B vient contester les représentations culturelles qui ont historiquement dévalorisé le corps noir féminin et ces images performatives, comme dans le morceau emblématique « Bootylicious » par exemple. Rien à voir avec l’appropriation décontextualisée du twerk par Miley Cyrus, donc. »
Sortir du « white gaze »
Pour Célia Sauvage, chercheuse en études culturelles américaines, le féminisme de ces chanteuses demeure souvent incompris par un auditoire blanc car « elles redéfinissent les critères d’une beauté noire en proposant une nouvelle esthétique contre les clichés stigmatisants ou exoticisants du white gaze (regard blanc). » Si Beyonce a aujourd’hui largement délaissé un féminisme pop au profit d’un discours plus politique, d’autres lui ont emboîté le pas, à l’instar de Janelle Monae, Solange ou The Internet, qui promeuvent des féminités plurielles. Et d’après l’universitaire, cette affirmation de la féminité « ne vaut finalement pas comme la promotion d’une valeur traditionnelle, mais comme la réappropriation par l’afro-féminisme de valeurs longtemps niées aux femmes noires. »
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