Alors que sort notre numéro spécial sexe 2022, état des lieux de nos relations amoureuses, amicales, de nos ruptures et de nos craintes avec Claire Marin, philosophe, auteure de “Rupture(s)”et “Être à sa place”.
Qui est-on après une rupture (amoureuse, amicale, géographique, temporelle, d’ordre accidentel, etc.) ? Comment trouve-t-on sa place au monde ? Ce sont les deux grandes questions qui habitent les derniers ouvrages de Claire Marin, philosophe et enseignante aux classes préparatoires aux grandes écoles : Rupture(s) et Être à sa place, parus respectivement en 2019 et 2022, comme une sorte de grande réflexion sur la construction de son identité et du lien avec autrui. Dans quelle mesure sommes-nous libres de nous autodéterminer ?
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Convoquant Nietzsche, Kierkegaard, Foucault, Deleuze, Bataille, Sartre, mais aussi Marguerite Duras, Annie Ernaux et Sarah Chiche, Claire Marin nous déstabilise en nous tendant le miroir de nos propres vies accidentées, fragiles, sentimentales, désaxées. Si, pour elle, la rupture n’existe pas dans sa plus franche acception en ce qu’elle laisse toujours une trace, un fantôme derrière elle, il n’en reste pas moins qu’elle jalonne nos vies, qu’elle soit voulue ou subie. Comment trouver sa place dans un monde transformé par le Covid-19, la prise de conscience du dérèglement climatique, des violences patriarcales, racistes, classistes, policières…? La clé se trouve-t-elle dans l’amour et l’amitié ? Ou dans notre simple imbrication dans le corps de l’autre ? Comment vivre des ruptures sans s’effondrer ?
A-t-on peur aujourd’hui, plus qu’auparavant, de la rupture ?
Claire Marin – Je ne sais pas à quel point la rupture angoisse, mais il y a peut-être une forme de désillusion dans les relations amoureuses et sexuelles. Nous sommes revenu·es de l’hyper consommation des profils. J’entends beaucoup ces discours : “toutes ces rencontres qui ne servent à rien, ces soirées perdues à voir des gens avec qui on n’a aucune affinité alors qu’on peut passer de bons moments avec des ami·es”. On prend conscience du temps que l’on perd sur ces applications, qui ne sont souvent que de fausses promesses. On a dépassé le moment premier de l’excitation de la nouveauté. Je ne sais pas si les gens les désinvestissent vraiment, mais je vois beaucoup de personnes s’en désintéresser.
“Le fait de s’engager, de s’installer avec quelqu’un·e n’est désormais plus central”
Sommes-nous en quête de solidité ?
Il y a certainement la peur de s’engager – si on peut entendre “solide” en ce sens –, et d’être déçu·e. Les jeunes femmes prennent conscience de leur liberté et sont effrayées, ou lucides, face à ce qui bascule quand on entre dans le couple, la maternité, la configuration familiale. Elles hésitent donc davantage à prendre ce genre d’engagements. Elles peuvent décider de conserver l’aspect ludique de la relation sexuelle sans forcément l’inscrire dans le cadre de la durée, ou la vivre sur le mode de la passion. C’est une forme d’entre-deux. Je ne sais pas si c’est une inquiétude ou simplement un autre mode de vie où le fait de s’engager, de s’installer avec quelqu’un·e n’est désormais plus central.
Nous sommes constitué·es de plein de petites ruptures. Or ne passe-t-on pas sa vie à tenter d’échapper aux ruptures, justement ?
On a ce fantasme de choses qui durent, c’est rassurant. Ça nous permet aussi de nous penser dans une forme de continuité. Quand on peut se représenter la durée, on peut avoir de grands projets, imaginer que de belles choses se déploient avec l’autre. L’horizon de la durée permet d’être plus ambitieux·euses d’une certaine manière, et donne de la force. C’est pour ça que notre situation actuelle est si difficile. On nous demande de nous adapter, de penser les changements à courts termes. Nous n’avons pas l’habitude d’être bousculé·es dans notre projection de nous-mêmes. Nous vivons dans un pays riche, avec des ressources, une technologie développée, un savoir scientifique et médical. Toutes ces solidités ont été abîmées, ce qui influence notre manière d’envisager l’avenir. Tout est plus incertain, et cela a un impact sur notre rapport aux autres.
Où va-t-on du chercher du solide ? Dans le rapport aux autres ?
Je pense. Nous avons vu à quel point ils nous manquaient. Nous avons réévalué celles et ceux qui étaient essentiel·les pour nous, ceux dont on avait besoin psychologiquement, affectivement. On a pris conscience des places de chacun·e sur l’échiquier des relations affectives.
Cette année, Constance Debré a beaucoup fait parler d’elle en explorant sa rupture familiale, son besoin d’indépendance dans Nom. Qu’en pensez-vous ?
Elle s’autorise à faire et à dire ce que des hommes ont fait et dit pendant des décennies sans que ça ne choque personne. Rompre avec sa famille est le principe d’un certain nombre de récits d’initiation de jeunes hommes à qui on n’a jamais fait de procès. Il faut se demander pourquoi Constance Debré choque et ce qu’elle interroge sur nos représentations idéalisées ou stéréotypées de la femme ou de la mère. Tout ce que l’on tait ou l’on nie de la réalité de la relation maternelle transparait dans ces réactions épidermiques à ce qu’elle raconte. Elle produit quelque chose de très intéressant car elle a une langue, une attitude, qui interrogent beaucoup de nos préjugés, de nos présupposés sur ce qui est censé résister à tout.
Vous citez Deleuze sur le désir.
Notamment dans l’Abécédaire, où il dit que le désir n’est pas de la répétition ou de la reproduction d’anciens schémas. Deleuze commente aussi Proust qui, lui, présente un désir sériel, où l’on recherche toujours la même figure, des éléments similaires, des traits communs. Ce que j’aime chez Deleuze, c’est cette idée d’un désir qui nous fait changer de territoire, nous déplace radicalement. Le monde qu’apporte l’autre avec lui nous désoriente et donc nous séduit. C’est ça la passion amoureuse : ne plus savoir où l’on est. C’est excitant d’être face, non pas à quelqu’un qui nous ressemble socialement ou culturellement, mais à celui ou celle qui fait exploser nos certitudes et nous amène à nous oublier nous-même. On est alors tellement fasciné ou obsédé par l’autre que l’on se débarrasse de soi. C’est à ça que tient la légèreté de la passion amoureuse. On est neuf sous le regard de l’autre car on se débarrasse de ses vieux habits mais aussi parce qu’il nous embarque dans son univers. Il peut être mon voisin géographiquement mais il me montre une nouvelle façon de penser, d’être en relation avec les autres. C’est cet exotisme-là qui provoque l’intensité du désir. J’aime cette idée que le désir naît de la radicalité de la différence plutôt que du miroir de la reconnaissance.
“L’ami, c’est vraiment celui avec qui je fais l’expérience d’une durée partagée, ça peut ne jamais exister dans la passion amoureuse”
Quelle différence voyez-vous entre l’amour et l’amitié ?
Dans l’amitié, on crée forcément quelque chose de commun. On ne sait plus bien qui influence l’autre. Il se produit une création commune aussi dans certains couples qui durent et donnent naissance à une espèce de chimère. Dans la passion amoureuse, on peut par contre continuer à être très distincts et c’est ça qui peut y mettre fin. Dans le roman Feu de Maria Pourchet, les deux personnages amoureux sont très différents, et pourtant quelque chose d’incroyablement intense se passe. Mais c’est cette différence qui mettra fin, un jour, à la relation. Il ne s’est pas créé quelque chose au-delà de l’alchimie des corps, du désir entre eux… Il n’y a pas de vie commune. L’ami, c’est vraiment celui avec qui je fais l’expérience d’une durée partagée, ça peut ne jamais exister dans la passion amoureuse. Il y a des moments où l’on se sent à sa place dans une relation, que ce soit dans un couple ou ailleurs. Il y a des moments où on a l’impression d’être pleinement là. Ce qui est difficile, c’est de garder cette présence à l’autre comme à soi et de conjuguer ces équilibres dans les différentes places que l’on occupe ; que la place professionnelle, par exemple, ne vienne pas empiéter sur l’espace affectif. C’est la question de leur conjugaison qui est compliquée. On a peut-être trop de places et c’est difficile de les rendre compatibles, mais si on n’en avait qu’une seule, ça serait terriblement ennuyant.
Certain·es ne veulent pas occuper de place pour mieux se mouvoir entre plusieurs, davantage comprendre celles qu’occupent les autres.
Levi-Strauss a expliqué qu’il était capable de s’immerger dans les cultures des Indiens d’Amazonie parce qu’il ne se trouvait lui-même pas très intéressant, ni très attaché à sa culture personnelle. Parfois, ne pas être ancré·es nous rend plus souples et libres d’aller d’un milieu à l’autre. Il y a aussi cette idée qu’être à distance, ou en marge, peut aussi être une situation privilégiée. On voit toujours ça comme le fait d’être à l’écart, en périphérie du monde mais il y a aussi un confort, peut-être, à pouvoir analyser en prenant de la distance, à ne pas être pris dans les affects de ceux qui sont sur la scène ou au milieu du spectacle, en pleine action. On peut être en retrait et exercer une place déterminante dans l’équilibre de l’ensemble.
Ne trouve-t-on sa place qu’à force de ruptures ?
Quand je romps, je perds une place, et parfois même je romps car j’ai le désir d’une autre place. Cette question de la place est sensible pour moi depuis longtemps. J’ai lu Annie Ernaux lorsque j’avais 20 ans et ça a tout éclairci. J’avais l’impression de comprendre des sentiments que je ressentais confusément sans pouvoir mettre des mots dessus. Ce sentiment de ne pas être à sa place, la honte de ne pas être bien habillée, de ne pas connaître la musique classique…
La relation sexuelle sert, aussi, à trouver sa place…
Il y a quand même quelque chose d’important qui se joue dans le fait d’apprivoiser son propre corps, de découvrir son corps. Ça se fait aussi grâce à l’autre. Découvrir ce dont notre corps est capable… C’est un terrain essentiel de la découverte de soi. Quand je cite Foucault sur ce qu’il nomme “l’ici”, c’est-à-dire le fait d’être à sa place dans la relation sexuelle, c’est parce qu’il décrit un phénomène qui peut être de l’ordre de la réconciliation : mon corps devient désirable sous le regard d’autrui alors que je ne réussissais pas à l’aimer. Ce n’est pas une thérapie, il ne faut pas tout miser dessus, mais il peut y avoir une forme de réappropriation de soi, d’apaisement dans la relation à son propre corps ou de retour à soi après des expériences qui nous en ont éloignés.
De plus en plus de militant·es et de livres questionnent l’hétérosexualité, jusqu’à Louise Morel qui explique dans Comment devenir lesbienne en dix étapes en quoi l’abandon de l’hétérosexualité l’a sauvée...
Il faut sans doute que le couple hétérosexuel fonctionne autrement. Il est certain que le modèle dissymétrique sur lequel on s’appuyait ne tient plus. Il y a une impatience des femmes désormais, une fatigue aussi face à la permanence de vieux schémas. Mais il faut se méfier de représentations caricaturales ou idéalistes. Il y a aussi des rapports de domination ou des déséquilibres dans les rôles tenus par chacun dans les couples homosexuels. Et par ailleurs, je ne pense pas qu’on puisse décider de devenir lesbienne. L’homosexualité n’est pas un calcul, un choix, une décision. Elle peut être assumée ou ne pas l’être, mais on ne décide pas de ses désirs. On se trompe en faisant de l’homosexualité un eldorado. Les lesbiennes se reprochent aussi les inégalités dans leur couple, se séparent, se disputent la garde des enfants. Ça m’agace d’entendre qu’il suffirait de devenir lesbienne pour aller mieux (je ne dis pas que c’est le contenu de ce livre, je ne l’ai pas encore lu). On oublie à quel point être lesbienne ou gay est encore pour des jeunes une source d’intense souffrance et de tragédies.
Être à sa place, de Claire Marin (éd. L’Observatoire)
Propos recueillis par Carole Boinet
La suite de l’interview sera disponible sur les Inrocks.com la semaine prochaine
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