Affiche de folie pour l’édition 2017. 400 groupes en 3 jours : on est dans la place.
Pour ceux qui voudraient un exemple concret de l’effervescence de la jeune scène européenne (mais pas que), une visite au festival Great Escape s’impose : en trois jours défilent dans tous les bars et salles de concerts, même approximatives, de Brighton des centaines de groupes. Pour parler précisément : 400 groupes dans 35 salles. Sans compter les off et showcases privés. Le festival s’est ainsi fait une réputation mondiale de vaste marché à la nouveauté, où programmateurs de festivals, tourneurs et professionnels du monde entier viennent découvrir avec un an d’avance souvent les engouements de demain.
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Excellente illustration avec Shame. L’an passé, les jeunes londoniens débarquaient de nulle part et démarraient au sein des festivaliers un prodigieux bouche-à-oreille. À lui seul, cet engouement justifié de quelques veinards a permis au groupe de tourner dans le monde entier. Et Shame revient cette année en conquérant, presque en tête d’affiche, alors qu’il n’a pas encore sorti de premier album. On les croise en débarquant sur le site. Ils sont surexcités de parler de leur premier album justement, qu’ils viennent de terminer et n’ont pas encore entendu. On leur demande s’ils ont mis de l’auto-tune partout, ils répondent qu’avec un chanteur pareil, ils ont bien été obligés.
La majorité des artistes ou groupes programmés sont ainsi vierges de discographie, et n’ont qu’une demi-heure pour convaincre. Il faut donc se présenter au maximum de son excellence, car à la même heure jouent parfois jusqu’à dix groupes un peu partout en ville – et les festivaliers fonctionnent en papillonnant.
Le jeudi, en échauffement des marathons à venir, est généralement tranquille. Pas cette année où The Great Escape n’a même pas attendu la foule des professionnels pour démarrer les festivités – on a failli écrire hostilités !
La scène française en première ligne
Pour ce premier Great Escape post-Brexit, l’Europe est venue en force dans cette ville de Brighton qui se prend souvent comme un îlot, un République indépendante, voire une cité continentale plus que Britannique. Pas moins de quinze artistes français (ou produits par des labels français) sont ainsi invités , épaulés par le Bureau Export et l’Institut Français, en délégation conquérante : Jacques, Fishbach, Agar Agar, Adam Naas ou Sônge représentent l’excitation et la diversité de cette scène.
On commence avec Confidence Man. Il faut du toupet ou de l’inconscience pour, sur les terres sacrées du DJ, revendiquer l’influence de Fatboy Slim. Mais les Australiens maîtrisent avec une telle euphorie la pop survitaminée à base d’électronique et de malices qu’on leur pardonne fissa ce crime de lèse-majesté. Ils évoquent les montées acides des Chemical Brothers, le groove irrésistible de Deee-Lite ou les bricolages farfelus et pop de leurs compatriotes Avalanches, en une electronica de combat, propulsée par une batterie prodigieuse, métronome de cette débauche. Il n’est pas 13h quand on sort de la cave qui les accueille et on a déjà l’impression d’avoir survécu à une rave. Avec ses chorégraphies fêtardes et ses tubes en guirlandes, ce groupe devrait être l’un des gros fournisseurs de joie sur les festivals d’été 2018.
Précédée d’une très flatteuse réputation, Brooke Bentham est une déception en bien. Sa voix, qui en abrite une pléthore, du cri au câlin, est effectivement un trésor. Mais ses chansons sont scandaleusement à la traîne, ordinaires, négligemment jouées par un groupe peu inspiré, mal coiffé. Pourtant, sur quelques moments plus escarpés, moins safe, on entend ce que pourrait donner la friction de ce chant et du risque : on attendra avec confiance que l’Anglaise, encore très jeune, rencontre ses chansons.
Lui aussi équipé d’une voix supérieure, le Londonien LA Salami a la bonne idée de la confronter à des chansons épineuses, sinueuses, jouées avec tact, méchanceté et sensualité par un groupe sans chichis. Sa musique remonte à la nuit des temps, quand les hommes se faisaient peur dans le noir en écoutant Leonard Cohen – elles sont pourtant d’une modernité séduisante, qui doit beaucoup au charisme et à l’énergie possédée du chanteur.
Dans un caveau du front de mer, Sônge enchante et donne des millions de couleurs au club lugubre qui l’accueille. L’industrie a délégué une horde de ses limiers, tourneurs, programmateurs ou labels. Dans la queue, des accents venus de partout commentent ce que les pros attendent de l’étrange française, qui s’ouvre peu à peu au monde, après avoir longtemps vécu dans sa propre tête. Du coup, la meilleure définition entendue avant le concert demeure : “Un genre de R&B massacré”, sortie par un jeune allemand. Qui ne pouvait envisager toute la sensualité, la grâce et la beauté farouche de ce massacre (des codes des clichés). Car les concerts de Sônge sont de plus en plus beaux pour les yeux, impitoyables pour les tripes et sexys pour les oreilles (elle reprend The Weeknd).
Changement radical d’ambiance et de sophistication avec les pétroleuses de Goat Girl qui ont apprivoisé ardeur, fougue et rage en une pop barrée, mais désormais sifflables sous la douche (il pleut dehors, une sale habitude). Pourtant, si le son s’est apaisé, les paroles restent toujours aussi furieuses chez les jeunes londoniennes qui, sur ce plan, sont aussi Goat Girls que Riot Grrrls.
L’indie-pop à guitares carillonnantes a presque disparu du paysage
Grande spécialité du Great Escape dans ses jeunes années, l’indie-pop à guitares carillonnantes a presque disparu en dix ans du paysage. Mais ce soir, entre les petits excités de Cabbage, les génies de Shame et les précieux britons de Swimming Tapes, qui évoquent avec avantage Belle & Sebastian, elle relève fièrement la tête. Chant du cygne ou renaissance ? Vu l’âge des protagonistes, on ne parie pas un penny sur la nostalgie.
La sensation de ce premier jour est norvégienne
Mais ce n’est pas pour entendre des guitares que le public s’est aligné en masse, sous des trombes d’eau, pour avoir le droit d’entrer au Coalition. La sensation de ce premier jour est norvégienne et répond au prénom de Sigrid. Et bien avant le début de son concert, la salle est bondée, chaude et humide – comme un hammam alimenté à la pluie et la sueur. Dès son entrée sur scène, théâtrale jusqu’au grandiloquent, dès les premières notes réglées comme un moteur de Maserati, on mesure à quel point Sigrid ne devrait plus jouer très longtemps sur ce genre de festivals à l’arrache. Sa voix souveraine, sa présence imposante, ses chansons taillées pour les cartons YouTube devraient très vite, à la Lorde, lui donner les clés d’une vie bien remplie sur tapis rouges, papier glacé et scènes pailletées. Lisse mais collant.
Après avoir adoré leurs singles, on voit enfin les deux Londoniennes explosives d’Ider sur scène. On avait soupçonné, sur la foi de ces quelques chansons crâneuses, morveuses et très cools un drôle de mélange impossible entre le folk et les sons urbains anglais, entre Laura Marling et The Streets. On avait tort : c’est encore mieux que ça, Mais totalement différent, plus pop, plus léché, Leur concert est une petite fête intime, même si les deux Londoniennes doivent encore travailler leur présence scénique : encombrées par leurs instruments et gadgets, elles pénalisent la liberté de leurs chansons.
Un triomphe pour Alex Cameron
Le plafond est tellement bas que la pauvre Alex Cameron joue plié en deux. Ça n’empêche pas le géant australien de déployer avec classe et un immense sens du partage son soft-rock. Le public danse comme au bal du lycée, applaudit le moindre solo de saxophone (alors que ça ne se fait plus depuis 1978), la joie est mesurable à l’étendue des sourires. Car dans le genre vieille recette dans les vieux pots, on ne fait guère musique plus réjouissante, débarrassée de tout cynisme que celle de l’Australien. Il aligne ainsi en toute décontraction une ribambelle de tubes qui auraient fait le bonheur de 1974 comme de 2047, musique éternelle car réduite à un essentiel que peu de groupes actuellement savent à ce point dénicher. Ça finit en triomphe : juste.
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Les Parcels, nettement moins décontractés de la vie et pépères sur les instruments, sont aussi de cette race des grands artisans pop sans frontières temporelles ou géographiques. Leur concert, tordant et prodigieusement musical achève un public que leur compatriote Cameron avait déjà largement fait danser et rigoler. On comptait finir la soirée en Nouvelle-Zélande avec la grandiose Aldous Harding, dont l’album Party est le trésor folk de l’année : on dit que ses concerts sont prodigieux. Mais comment résister à la pop middle-of-the-road si euphorisante des Parcels ? On a souvent évoqué ici la rencontre miraculeuse de Steely Dan et Daft Punk dans cette pop maniaque et pourtant jamais démonstrative, jamais virtuose en mal. Leur nouveau show est encore plus outrancier dans sa propreté, son obsession du détail, du funky. Il réussit l’exploit de faire danser une salle pourtant remplie de délégués, pas le public le plus facile. Mais comment ne pas abandonner son corps à cette rythmique infernale ? Leur enthousiasme, leur fraîcheur font un bien fou. Ils sont tout simplement l’un des groupes les plus excitants du circuit mondial actuel. De manière cocasse, parce qu’ils sont financés par un label parisien, Kitsuné, ils font partie à The Great Escape de la délégation française !
Alex Cameron, Parcels : deux raisons excellentes de se coiffer et s’habiller comme un beau gosse pour publicité de cigarettes californienne des seventies. Et de venir d’Australie.
Là où on avait commencé la journée.
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