Celui qui a révolutionné le théâtre avec son concept de “L’Espace vide” et enchanté les plateaux avec des spectacles devenus mythiques n’est plus. Le monde de la scène est en deuil suite à l’annonce du décès à Paris de Peter Brook à l’âge de 97 ans.
Chaque rencontre avec Peter Brook était un moment d’exception. Ses yeux d’un bleu presque transparent donnaient la sensation qu’il vous sondait jusqu’au vertige dès le premier regard et, a contrario, la douceur de sa voix, qui ne s’était jamais départie du charme d’une pointe d’accent anglais, avait l’art de rassurer l’interlocuteur·trice. Peter Brook savait toujours faire preuve d’humour et d’une grande pédagogie quand il s’agissait d’éclairer sa démarche.
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Aussi unique que généreux, celui qui n’avait jamais eut de cesse de placer l’humain au centre de sa recherche théâtrale avait érigé la prise en compte de l’autre comme l’œuvre de sa vie.
Shakespeare avant tout
Né à Londres en 1925, il nous avait confié qu’enfant il souhaitait être écrivain, journaliste, compositeur, musicien ou peintre avant de préciser, “Aimer, Shakespeare ou Mozart à l’âge de douze ans était une chose, mais je savais qu’il serait impossible pour moi d’atteindre leur hauteur. Il y avait un champ qui m’attirait plus que d’autres, c’était celui où l’on peut aider à les faire entendre.” C’est ainsi qu’il trouve sa propre voie dans le rôle du passeur, celui du metteur en scène. Après des études en littérature, il devient très rapidement un jeune directeur d’acteur·trices repéré pour son talent. Travailleur acharné, il enchaîne les productions en œuvrant aussi bien pour la télévision américaine avec la création d’un Roi Lear avec Orson Welles qu’en montant la pièce de Shakespeare avec la troupe de la Royal Shakespeare Company où il multiplie les créations.
Mais l’homme se sentait trop à l’étroit dans le rôle de cheville ouvrière d’une tradition anglo-saxonne trop blanche et engoncée selon-lui dans les principes d’un théâtre bourgeois largement dépassé. Il était vital à son idée de voyager pour multiplier les influences et s’ouvrir à d’autres mondes. Ce combat à mener nécessitait d’avoir un plan de bataille et Peter Brook se devait de théoriser ses désirs et d’expliciter le sens de ses choix… Ce qu’il réalise à travers l’écriture d’un premier livre, L’Espace vide, qui fait immédiatement figure de manifeste et constitue la pierre angulaire d‘une autre manière de vivre la scène. Un sérieux coup de pied dans la fourmilière de la tradition où il affirmait : “Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé”.
De l’autre côté de la Manche
C’est en France, à la fin des années 1960 et à l’invitation de Jean-Louis Barrault, que Peter Brook trouve l’opportunité de développer un premier laboratoire de recherche dans le cadre d’un atelier ouvert par le Théâtre des nations. L’occasion pour lui de témoigner de corps et de cultures qui ne trouvaient pas leur place sur les plateaux en s’entourant d’acteur·trices de toutes les nationalités. Réunissant Américain·es, Portugais·es, Français·es et Africain·es à une époque où chacun·e préférait demeurer dans l’entre-soi, le pari historique de Peter Brook prend bientôt forme. L’aventure d’une Babel de langues capable de s’accorder sur la scène, même s’il s’agissait de n’user que d’onomatopées dans un langage inventé, pour former un ensemble à la théâtralité inégalée.
Un atelier n’étant pas un lieu. La rencontre dans les années 1970 avec Micheline Rozan fut décisive pour l’aider à remuer les institutions et trouver une maison où se poser. La découverte d’un théâtre proche de la gare du Nord, laissé depuis des années à l’abandon et en passe d’être démoli, fera l’affaire. Peter Brook aimait évoquer avec émotion le souvenir de cette improbable découverte, “Je me souviens que pour le visiter, on est passé par un trou dans un mur en avançant à quatre pattes. On avait des lampes de poche et c’est dans leurs faisceaux qu’on a découvert pour la première fois le cercle du parterre du théâtre où l’on travaille depuis”. Avec le théâtre des Bouffes du Nord, c’est de la naissance d’un lieu mythique qu’il s’agit. Conservé dans sa patine et son aspect hors d’âge, l’espace de la salle et du parterre communiquent librement en l’absence d’un rideau de scène pour s’ouvrir sur un plateau simplement cerné de haut murs peints d’un lavis en dégradé carmin. Une grotte idéale qui est devenue inséparable du travail de Peter Brook. Fidèle à sa passion pour Shakespeare, c’est avec une mise en scène de Timon d’Athènes dans une adaptation de Jean-Claude Carrière qu’il inaugure le lieu. Suivront les spectacles tout aussi légendaires que sont La Conférence des oiseaux d’après Farid al-Din Attar ou La Cerisaie d’Anton Tchekhov.
L’épopée mythologique indoue du Mahâbhârata
Passant de la grotte des Bouffes à une carrière à laquelle il donne ses lettres de noblesse, c’est en 1985 et à l’invitation du festival d’Avignon que Peter Brook et son complice en écriture Jean-Claude Carrière se lancent dans l’aventure démesurée de créer, sur une durée de près de dix heures, l’épopée mythologique indoue du Mahâbhârata en la montant sous les étoiles et en pleine nature. Donné dans la carrière Boulbon à une vingtaine de kilomètres d’Avignon, le spectacle fleuve est un succès qui n’a pas d‘équivalent.
Sans cesser de revenir régulièrement à Shakespeare, comme il le fait en révélant l’acteur burkinabé Sotigui Kouyaté dans La Tempête au Bouffes du Nord en 1990, l’éclectisme de Peter Brook l’amène à surprendre une fois de plus son public en adaptant en 1993 avec L’Homme qui, les récits des cas cliniques rapportés par le neurologue Oliver Sacks dans son livre, L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Nouvelle création événement en 2000 avec un Hamlet portant des dreadlocks et évoquant le Ghost Dog du film de Jim Jarmusch. Une mise en scène où Peter Brook confie le rôle titre au génie de l’acteur anglais d’origine jamaïcaine Adrian Lester.
Avec Tierno Bokar d’après Vie et enseignement de Tierno Bokar. Le sage de Bandiagara d’Amadou Hampaté Bâ, la bascule du XXIe siècle est l’occasion pour Peter Brook de se lancer dans un cycle consacré au continent africain et aux écritures des auteurs Sud-Africain avec des spectacles comme Sizwe Banzi est mort et The Island d’Athol Fugard, John Kani et Winston Ntshona ou The Suit de Can Themba. Autant de créations qui s’inspirent du théâtre des rues dans les townships pour faire des merveilles dans l’épure et dépouillement.
Si les questionnements shakespeariens n’ont jamais laissé Peter Brook en paix, celui qui ne connaissait pas le mot diversité a imposé avec douceur et détermination un théâtre monde représentatif d’une humanité où chaque présence était porteuse de sens. Reste la galaxie de ses œuvres. Elles n’appartiennent plus qu’à la mémoire de son public qui le suivait avec passion, toujours émerveillé par la vitalité d’un artiste qui plaçait ses engagements dans sa qualité de créateur pour aller toujours de l’avant et ne jamais cesser de remettre les mystères d’une œuvre sur le métier.
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