L’un est un réalisateur passionné de football, l’autre un ex-joueur qui se lance depuis quelques années dans une carrière d’acteur. Tous deux sont réunis cette semaine à l’affiche de Looking for Eric et nous parlent du sport, de l’art et des possibilités de leur rencontre.
La rencontre entre le cinéaste Ken Loach et le footballeur Eric Cantona pour un film en commun est à la fois une surprise et une évidence. Surprise parce qu’il n’est pas si courant que des joueurs de foot fassent ensuite carrière au cinéma et encore moins fréquent qu’un réalisateur comme Ken Loach engage des stars ou des acteurs français. Mais un certain nombre de paramètres convergeaient vers cette rencontre.
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Ken Loach comme Eric Cantona sont deux marginaux dans leur propre pays. L’un est cinéaste dans le pays qui a inventé le foot, l’autre fut footballeur dans le pays qui a inventé le cinéma. Loach est plus connu en France qu’en Angleterre, il y a gagné quantité de distinctions dont la plus prestigieuses d’entre toutes, la Palme d’or. Canto est une idole de légende en Angleterre (particulièrement à Manchester) et quand il est parti jouer là-bas dans les années 90, il inaugurait une sorte de révolution dans le paysage footballistique : celle du joueur français qui réussit en “perfide” Albion, ouvrant ainsi une lourde porte pour les futurs Henry, Anelka and co.
Ajoutons que ces deux hommes ont connu l’opprobre de leurs pouvoirs respectifs, l’un pour avoir fait un film sur l’IRA et avoir régulièrement critiqué les gouvernements anglais, l’autre pour avoir traité un sélectionneur de l’équipe de France de “sac à merde” et régulièrement critiqué le foot français.
Ces trajectoires symétriques en miroir franco-anglais rassemblaient déjà à leur insu le petit père du cinéma social et le king des footballeurs rebelles. De plus, Loach aime le football et connaît bien sa dimension sociétale, populaire. Et il apparaît aussi que Cantona est devenu acteur, a toujours été sensible à l’art et au cinéma d’auteur, rend à l’Angleterre l’amour qu’elle lui a témoigné. Derrière les briques que lui a rapportées son métier d’artiste de la balle, Canto en pince pour celles, rouges et emblématiques, des rues anglaises, des pochettes de disques de rock, du cinéma de Loach et du pays profond qui l’a fait roi. Oui, la rencontre Loach/Cantona était une évidence, sur un plateau de cinéma, puis face à notre micro.
Ken, comment avez-vous réagi quand Eric Cantona vous a contacté pour un projet de film ?
Ken Loach – Avec une immense surprise. J’étais émerveillé et interloqué. Mon scénariste Paul Laverty nous a rejoints et nous avons réfléchi à la meilleure façon de faire un film qui rende justice à la postérité d’Eric, à la relation très spéciale qu’il a eue avec les supporters. Ce n’était pas évident et nous avons d’abord pataugé. Puis Paul a développé le personnage d’Eric Bishop. Le film était là, le personnage central était le fan.
Eric, vous connaissiez bien le cinéma de Ken Loach en lui proposant ce projet ? Eric Cantona – Evidemment, c’est bien pour cette raison que nous sommes allés le voir lui (Cantona et ses coproducteurs, les Français Pascal Caucheteux et Vincent Maraval – ndlr). J’aime sa façon de traiter différents problèmes sociaux, de diriger les acteurs, de mélanger comédie et drame, cette volonté de mettre acteurs et personnages dans le réel, et de mettre sa mise en scène au service de l’âme humaine. Devant certains de ses films, je suis souvent partagé entre deux sentiments : l’envie de rire ou l’envie de pleurer. Ses derniers films étaient plutôt dramatiques, peut-être parce que la comédie n’y avait pas sa place. Mais ce qui me plaît dans l’humour de Ken Loach, c’est que ça s’inscrit dans une histoire, c’est toujours plein d’humanité, ce n’est pas le gag pour le gag. C’est cette épaisseur humaine qui me touche le plus dans son cinéma.
Ken, vous êtes connu comme un cinéaste engagé. Quel est votre rapport au football ?
Ken Loach – Je vais voir les matches depuis que je suis gamin. Vers 17 ans, je me suis passionné pour le théâtre et je me suis éloigné du foot. Puis ça m’a repris vers 25 ans, à Londres, et ça ne m’a plus quitté. Un samedi après-midi est bizarre si on n’est pas dans un stade de foot. A la fin de la saison, si votre équipe a été mauvaise, c’est un immense soulagement, car vous ne vous sentez plus obligé d’aller les voir et soudain, vous avez du temps libre sans vous sentir coupable ! Les relations des fans avec leur équipe sont un phénomène étrange et puissant, un peu comme les relations avec vos enfants. On est toujours anxieux pour son équipe.
Quel est le plus important au foot : le beau jeu ou la victoire ?
Ken Loach – La victoire ! Le beau style, c’est l’éventuelle cerise sur le gâteau, mais c’est gagner qui compte avant tout.
Eric Cantona – Il paraît qu’en France les spectateurs aiment le beau jeu, mais ce n’est pas du tout ce qu’on leur donne. Moi, j’ai eu la chance de jouer à Manchester United, un club qui pratiquait du beau jeu en gagnant. Je n’avais pas à choisir entre le style et la victoire. Le beau jeu fait partie de la philosophie de ce club depuis toujours, comme Barcelone. Ce sont des équipes qui ont une tradition de jeu porté vers l’avant, vers le plaisir du jeu, et ça ne les empêche pas de gagner. En France, on joue pour ne pas perdre. En Angleterre, on joue pour gagner. Vous saisissez la différence ? Gagner est le bonus, mais jouer en se faisant plaisir est le plus important. Gagner en jouant bien est le top.
Ken Loach – Oui, je corrige ce que j’ai dit. La façon dont on joue est très importante. C’est beaucoup plus beau de voir une équipe développer un jeu de passes à terre que de balancer de grands ballons dans les airs. Donc le style compte. Mais le résultat aussi. Si votre équipe gagne, la semaine qui suit, vous êtes plus sympa avec votre femme, vous ne frappez pas votre chien…
Ken, comment voyez-vous Eric, le joueur, l’acteur et la personne ?
Ken Loach – Question difficile, surtout devant lui ! Il jouait au football avec beaucoup d’élégance, de malice, d’originalité, de panache (en français dans le texte – ndlr). Maintenant, il met son âme au service d’autres domaines comme le cinéma. Les supporters savaient qu’en allant voir Eric, ils verraient un joueur original, capable d’improviser et de surprendre. Il avait aussi ce don de communiquer son plaisir de jouer à tout un stade. Il y a beaucoup de bons joueurs, mais plus rares sont ceux qui ont cette faculté de projeter leur personnalité à 60 000 spectateurs. Cette qualité est bonne pour le cinéma. On peut l’appeler la “présence”.
Eric, le cinéma est-il pour vous un vecteur de “beauté” au même titre que la peinture ou le foot ?
Eric Cantona – Le cinéma est une forme d’art, comme la peinture ou le foot. Mais ce n’est pas parce qu’on pratique la peinture qu’on est un artiste. Au cinéma aussi, il y a les artistes, les Loach ou les Pasolini, et il y a les autres. Moi, j’ai un rapport instinctif à l’art, je n’aime pas trop intellectualiser ces sensations. Au départ, il y a un sentiment, une vibration, et je crois que c’est ce qu’on recherche tous.
Quelles seraient les différences et ressemblances entre foot et cinéma ?
Ken Loach – La grande différence, c’est qu’au foot, une équipe joue contre une autre. Il y a match. Au cinéma, on n’est pas dans cet état compétitif, on essaie juste de rendre justice à un sujet. Et au cinéma, c’est écrit à l’avance, pas au foot.
Eric Cantona – Le président de club serait le producteur, l’entraîneur serait le réalisateur, les joueurs seraient les acteurs. Dans les deux cas, il y a un travail d’équipe, des mécanismes d’action et de réaction. Mais au foot, on a des adversaires, c’est la grosse différence. On pourrait comparer le foot et le cinéma à la vie. Ce sont deux types de représentations symboliques de la vie.
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