L’hommage public rendu par son compagnon à Xavier Jugelé, gardien de la paix assassiné sur les Champs-Elysées, a mis en lumière la question de l’homosexualité dans les forces de l’ordre. Enquête dans un milieu où gays et lesbiennes ont longtemps été ostracisés.
“Si je suis discriminé ? Vous me posez la question parce que je suis gay ou parce que je suis noir ?” Alex (NB : tous les prénoms ont été modifiés) secoue la tête, presque étonné. Ce policier l’assure, il n’a fait l’objet d’aucun rejet, que cela soit à cause de son homosexualité ou de sa couleur de peau. “Après, c’est peut-être dû à ma carrure, sourit-il en écartant des bras massifs. Généralement, on n’a pas envie de me chercher des noises.” En regardant ce colosse de 41 ans, on veut bien croire que personne ne se soit risqué à ce genre de dérapages.
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Devant une tasse de chocolat fumante, il se frotte le visage pour chasser les dernières traces de fatigue. Dans la police parisienne depuis onze ans, ce “nuiteux pur et dur” prend tous les jours son service à 22 h 30 et rend sa plaque à 6 h 30. “La nuit, il y a encore plus de solidarité, déclare-t-il. De toute façon, je suis policier avant d’être homo.” Alex a toujours annoncé son homosexualité à ses collègues. Pacsé depuis quelques années, il n’a jamais été victime d’homophobie. “Ce n’est pas pour autant qu’il n’y en a pas, reconnaît-il en touillant distraitement sa boisson. Mais le milieu de la police n’est pas plus homophobe qu’un autre.”
“La police est à l’image de la société”
La visibilité de l’homosexualité dans les forces de l’ordre s’est révélée à l’occasion tragique de la mort de Xavier Jugelé, tué dans l’attentat terroriste des Champs-Elysées, le 20 avril, et du discours de son compagnon lors de la cérémonie d’hommage national à la préfecture de police de Paris. Une prise de parole impensable il y a quelques années. “Les mentalités ont beaucoup évolué, la police est à l’image de la société”, explique Mickaël Bucheron, le président de Flag ! – association de policiers et gendarmes LGBT, dont Xavier Jugelé était adhérent – que ce brigadier-chef d’un commissariat parisien a cofondé en 2001.
Quand il entre dans la police en 1998, Mickaël Bucheron tait son homosexualité. Il utilise des pronoms neutres pour parler de son compagnon, laisse entendre qu’il est avec une femme et se rend seul aux repas de brigade. Mais selon lui, c’était une autre époque. “Ma génération s’est construite, depuis l’adolescence, dans une discrétion absolue”, explique l’homme de 43 ans. Fonder Flag ! lui a permis d’assumer. Aujourd’hui, il vit pleinement son homosexualité, sans aucune discrimination.
“Il y a toujours quelques situations dramatiques. Des suicides ou des démissions de collègues qui renoncent parce qu’ils n’en peuvent plus du harcèlement”
Pour lui, l’action de son association, qui rassemble des policiers et des gendarmes, homosexuels ou non, a joué un rôle primordial dans l’acceptation et la visibilité des gays dans la police. Flag ! mène des actions dans les écoles de police pour sensibiliser à l’homophobie, qu’elle soit au sein du personnel des forces de l’ordre ou vis-à-vis des personnes venant porter plainte. Aujourd’hui, l’association compte environ six cents adhérents. Mais “il y a toujours quelques situations dramatiques, déplore Mickaël Bucheron. Des suicides ou des démissions de collègues qui renoncent parce qu’ils n’en peuvent plus du harcèlement”.
Eric, 47 ans, est personnel administratif de la police. A l’heure du déjeuner, il assure ne pas avoir faim. En général, vers 10 h, “pour tenir”, il mange “une grosse salade avec un coca” car il se lève à 5 h pour aller au boulot. De nombreuses fois, il a demandé un rapprochement de domicile qu’on ne lui a jamais accordé. “De la même façon, on me dit : ‘Vous n’avez pas de gosses, vous n’avez pas le droit aux vacances scolaires’.”
“On ne me respecte pas”
Des anecdotes comme ça, Eric en a plein la tête. Et il en est certain, toutes sont dues à son orientation sexuelle. Ses joues se creusent et ses yeux s’assombrissent quand il raconte son histoire. Lorsqu’il intègre l’administration de la police, il y a dix ans, il ment et dit à qui veut l’entendre que sa femme ne peut pas avoir d’enfants. Jusqu’au jour où, las, il annonce qu’il vit avec un homme depuis quinze ans. Le début du calvaire.
En regardant ses mains, dont la gauche arbore une alliance discrète, il égrène une longue litanie de brimades. Les photocopies de son dossier administratif qu’on lui fait payer alors que d’autres les ont gratuitement, les propos de sa responsable qui prévient en riant qu’il vaut mieux “faire gaffe et ne pas se mettre devant (lui) dans les couloirs”. Ou encore, ce soir où, lors d’un pot au commissariat, il présente son mari pour l’occasion. Alors que ce dernier tend la main à son chef, celui-ci se détourne, refusant ostensiblement de la lui serrer. “On ne me respecte pas, mes droits sont bafoués, grince-t-il de rage. Mais on ne me dit jamais clairement que c’est parce que je suis homo.”
En interne, Eric est persuadé d’être bloqué car “(son) orientation dérange”. Il tente plusieurs fois le concours de gardien de la paix et est admissible à trois reprises. La dernière fois, alors qu’il entre dans la salle où se déroulent les oraux, la psychologue du jury a le nez plongé dans son dossier. En levant la tête, elle rigole : “Monsieur fait partie de la maison, il est homosexuel et vit avec un homme.” Les éclats de rire des membres du jury dévastent Eric, qui porte plainte. Changer de boulot, il y a songé évidemment, car il est convaincu que “la police est homophobe”. Mais il confie tristement qu’il “faut bien bouffer”.
“C’est comme partout, il faut s’imposer”
Des freins à la carrière en raison de l’orientation sexuelle, Philippe, ex-policier et ancien adhérent à Flag !, se demande si, lui aussi, n’en a pas subis. Pendant les sept ans où il est adjoint de sécurité puis gardien de la paix, il ne cache pas son homosexualité. “Il y a eu des insultes, mais j’en ai fait fi, et puis bon, je n’ai jamais été agressé, relativise-t-il. C’est comme partout, il faut s’imposer.” En 2008, il lui faut son permis de conduire pour être titularisé. Philippe rate le sésame et se voit indiquer la porte.
“Plus tard, on m’a dit que je n’étais pas si apprécié que ça parce que j’étais homo, se rappelle celui qui est aujourd’hui gardien d’immeuble. Ma chef ne me souffrait pas, certainement à cause de cela.” Mais rien n’est sûr et Philippe refuse de tirer des conclusions sans preuve. Aujourd’hui, il préfère ne pas y songer et assure n’avoir aucune rancœur. Avant de remarquer : “De toute façon, il y a eu une sacrée évolution depuis dix ans.”
« Au niveau du ministère de l’Intérieur, il y a une véritable écoute depuis quelques années”
Pour beaucoup de policiers homosexuels, les histoires d’Eric et de Philippe ne sont plus représentatives. Mickaël Bucheron réfute l’idée d’une discrimination institutionnalisée. Bien au contraire. “Au niveau individuel, il y a toujours des cons et la hiérarchie ne doit pas le prendre à la rigolade. Il faut systématiquement signaler, détaille le président de Flag !. Mais au niveau du ministère de l’Intérieur, il y a une véritable écoute depuis quelques années, l’institution prend le problème de l’homophobie à bras-le-corps.”
Nicolas partage cette analyse. “Avant, vous étiez seul quand on vous traitait de pédé. Aujourd’hui, il y a toujours un collègue qui vous défend et la hiérarchie ne laisse rien passer.” Cet homme de 46 ans est dans la police parisienne depuis dix-sept ans, au service de la circulation. “Je n’ai jamais eu peur de ce monde de machos, tranche ce motard fort en gueule. Tous savent que je suis gay et tous s’en foutent, ce n’est pas un sujet.”
« Une différence de valeurs”
Il n’a d’ailleurs pas du tout apprécié qu’on présente Xavier Jugelé comme un policier homosexuel. “Il était flic. Point à la ligne.” Pour Nicolas, seul l’uniforme compte, pas l’orientation sexuelle. Le premier étant plus lourd à porter que la seconde, selon lui. Dans son lotissement, tous ses voisins savent qu’il est homo, mais peu sont au courant qu’il est policier. “Pas envie de me faire crever mes pneus”, s’exclame-t-il.
S’il n’a eu aucun souci dans la police, il avoue toutefois qu’il ne peut pas parler aussi librement que ses collègues de sa sexualité. Alors que ces derniers n’hésitent pas à raconter leurs prouesses nocturnes avec “la fille qu’ils ont niquée à deux la veille”, il se fait reprendre quand il évoque sa vie sexuelle. Cela ne l’empêche pas de décocher à ses collègues quelques phrases cinglantes. C’est ainsi qu’à un policier qui dispensait des détails intimes à la cantonade, il lance : “Si tu parles de la sodomie de ta femme, pourquoi je ne pourrais pas parler de celle de mon copain ?” Une remarque inconcevable quelques années auparavant.
La discrimination semble de plus en plus exceptionnelle, bien qu’il subsiste dans les couloirs des commissariats quelques relents d’intolérance. “Ce n’est pas de l’homophobie, insiste Nicolas. Simplement une différence de valeurs.” Ce qui pousse certains à masquer leur orientation sexuelle par peur d’être jugés. “Surtout en dehors de Paris, lâche-t-il en réfléchissant. D’ailleurs, pas sûr que je le dirais si j’étais en province.” Nicolas a des amis qui affichaient leur homosexualité à Paris et qui la dissimulent une fois mutés hors de la capitale.
« Plus simple à Paris”
“Il ne faut pas se voiler la face, ça passe moins chez les ruraux”, affirme Laurent, vingt-cinq ans de gendarmerie au compteur. A 49 ans, il est responsable de Flag ! Aquitaine, qui compte très peu d’adhérents. D’après lui, il faut être lucide, “pour un homo, que ce soit dans la police ou ailleurs, c’est plus simple à Paris”. Cet “hétérosexuel qui a mal tourné”, comme il le dit en se marrant, assure cependant n’avoir plus aucun problème, ici ou ailleurs. “Depuis quelques années, c’est dingue comme cela a évolué, se réjouit-il sincèrement. La preuve, c’est l’intervention du compagnon de Xavier Jugelé. Deux hommes qui s’aiment, c’est possible et c’est accepté.”
Au fond, pour Laurent et les autres, l’acceptation et la visibilité des homosexuels dans la police est comparable à la place qu’ont conquise les femmes dans cette institution dont le slogan des années 1970, “La police, un métier d’homme”, en dit long sur l’état d’esprit qui prévalait alors dans le monde de l’uniforme. “Parce qu’il faut toujours prouver qu’on est à la hauteur quand on est homo, un peu comme les femmes avant.”
Les six premières années, elle camoufle sa sexualité et se crée un personnage “pour avoir l’impression d’exister”
En 1992, Frédérique entre dans la BAC parisienne. Milieu viril par excellence qu’elle embrasse par passion. Personne ne sait qu’elle est homosexuelle. Alors qu’elle vient de prendre ses fonctions, “un ancien” lui balance au visage : “T’es gouine ? Parce qu’on adore les gouines pour faire des trucs à trois.” Blessée, elle bafouille et dément tant bien que mal. Les six premières années, elle camoufle sa sexualité et se crée un personnage “pour avoir l’impression d’exister”.
Afin de ne pas se couper des autres, elle masculinise les noms de ses copines d’alors. “Comment raconter ma vie aux collègues, sinon ?”, s’interroge-t-elle en haussant les épaules. Le déclic se produit lorsqu’elle le révèle à ses parents. “Je n’avais plus aucune raison de le cacher, explique Frédérique avec son accent du Sud. C’était une délivrance. Je suis devenue quelqu’un d’autre.”
Ne pas se cacher
Cheveux courts, silhouette athlétique et sourire franc, elle est aujourd’hui, à 48 ans, major de police à Marseille. Responsable de l’antenne locale de Flag !, elle aussi pense que c’est plus compliqué de s’affirmer en province. Pour preuve, la “petite vingtaine d’adhérents”, alors que “la communauté homo est beaucoup plus importante”.
Mais, forte de ses vingt-cinq ans de police, elle constate une nette évolution. “Quand les anciens sont partis à la fin des années 2000, la police a changé de visage, même dans les mots.” Aujourd’hui, elle invite les jeunes policiers homos à ne pas se cacher, pour éviter de “se condamner à vivre dans le mensonge”.
La discrimination, Samir la ressent plus du fait de ses origines que de son orientation sexuelle
Samir, 26 ans, a fait le choix d’assumer son homosexualité dès qu’il a intégré la gendarmerie en 2010, parce que “c’était naturel”. Quand il commence dans le Sud, il essuie quelques remarques désobligeantes. Comme lorsqu’on lui demande d’éviter de se coller aux collègues. Pas découragé, il intègre l’école de gendarmerie où il côtoie d’autres gays et lesbiennes. Après un stage en Ile-de-France qui se passe bien, il demande son affectation à Paris. Il n’y subit plus de remarques. “Parce qu’à Paris, il y a une population jeune et brassée”.
Mais tout n’est pas rose dans la capitale. “Je suis une double minorité, sourit Samir avec ses grands yeux clairs. Maghrébin et gay.” La discrimination, il la ressent plus du fait de ses origines que de son orientation sexuelle. Cela se traduit par des réactions plutôt que des insultes. Il remarque qu’on l’accompagne systématiquement lorsqu’il entre dans des pièces avec du matériel sensible. “Mais c’est larvé, c’est un ressenti”, précise-t-il, en s’excusant presque de ne pas trouver d’exemples plus concrets. “Il reste plusieurs combats à mener”, conclut doucement Samir.
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