Pilier de Grizzly Bear et cofondateur de Department of Eagles, le musicien américain vient de dévoiler un premier album solo splendide, où le toucher de l’instrument reprend le dessus sur le digital. Rencontre avec un passionnant compositeur, chanteur et multi-instrumentiste.
Les Inrockuptibles – Ton premier EP en solitaire, Silent Hour/Golden Mile, date de 2012, dix ans avant la sortie de ton album, You Belong There, en avril dernier. Comment expliques-tu cet intervalle ?
Daniel Rossen – J’ai eu envie de prendre un peu de recul. Entre-temps, il y a eu un album de Grizzly Bear (Painted Ruins, en 2017, ndlr) qui m’a occupé un petit moment. Puis ma compagne et moi avons déménagé pour nous installer en pleine campagne, dans l’État de New York, et je me suis mis à faire de la musique sans intention précise, sans vouloir tout sortir à tout prix. C’est seulement ces deux dernières années que j’ai eu envie de me recentrer et de finaliser cet album.
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Depuis, vous avez quitté cet endroit pour emménager à Santa Fe, au Nouveau-Mexique. Ce changement de décor a-t-il stimulé ta créativité ?
Oui, un peu. Avoir un enfant a aussi fait évoluer mon rapport au travail : mon temps est devenu précieux. Tout ceci a changé ma vision du futur. Je réfléchis davantage à ce à quoi je veux consacrer ma vie. Voilà pourquoi j’ai enfin réussi à terminer mon album solo ! Beaucoup de morceaux ont été créés à l’époque où je vivais dans l’État de New York et y font allusion. C’est un lieu où il est facile de perdre la notion du temps et de penser à autre chose qu’à la musique. Autour de moi, beaucoup de gens réévaluent leurs valeurs, notamment la place que tient leur carrière dans leur vie. C’était mon cas quand je vivais là-bas. Il n’est pas impossible que nous retournions y habiter un jour, même si j’aime beaucoup notre nouvel environnement au Nouveau-Mexique.
À quand remontent les morceaux qui constituent You Belong There ?
Certains sont un peu plus anciens, notamment certains fragments qui me trottent dans la tête depuis des années et que j’ai incorporés. Keeper and Kin date de 2015, je crois. Le tout dernier titre de l’album existe depuis un moment. Le reste a été conçu ces deux ou trois dernières années, par exemple Tangle, I’ll Wait for Your Visit et Unpeopled Space, qui sont tous relativement récents.
Tu as joué la plupart des instruments toi-même. Ce choix était-il dû à la période de confinement ?
Oui. J’étais censé aller à Los Angeles en avril 2020 pour enregistrer avec des musiciens dans un studio, ce qui a été évidemment annulé à cause de la pandémie. J’ai donc dû me résoudre à procéder autrement. J’ai commencé à rassembler tous les instruments que je pouvais trouver dans mon périmètre : une clarinette, un piano, un violoncelle… Ces arrangements acoustiques ont façonné le son de l’album. C’est l’idée que j’avais en tête dès le départ. Apprendre à jouer d’un nouvel instrument est une excellente activité pour s’occuper pendant un confinement ! La guitare est le seul que je maîtrise, les autres beaucoup moins. M’initier à la contrebasse m’a permis de découvrir une approche très physique de la pratique musicale. Chaque nouvel instrument a ses propres spécificités qui m’ouvrent à d’autres façons de composer.
La guitare tient un rôle important sur cet album, en finger picking. Quel est ton rapport à cet instrument ?
J’ai eu un coup de cœur quand j’étais petit. À 5 ans, Elvis m’obsédait. Quelques années plus tard, je m’y suis mis et j’ai étudié la musique de façon très intense. Puis, je me suis dit que le monde n’avait pas besoin de moi, un énième jeune homme blanc de L.A. qui jouait de la guitare jazz. J’ai quand même persévéré et j’adore la technique du finger picking, que l’on entend beaucoup dans la musique brésilienne notamment. En concert, c’est un vrai défi mais je réussis sans accroc environ 80 % du temps ! (rires) J’aime aussi faire des accordages alternatifs, sur le modèle d’Elliott Smith ou de Nick Drake, deux musiciens qui ont énormément compté pour moi. J’avais envie d’approfondir tout ça sur cet album, d’étendre mon vocabulaire en quelque sorte.
“Quand la musique veut trop montrer ses prouesses techniques, elle devient ennuyeuse et perd toute sa substance”
Ce disque a des sonorités beaucoup plus tactiles que digitales. As-tu eu cette idée dès le début ?
Oui, d’autant que le dernier album de Grizzly Bear était, à l’inverse, ancré dans les synthés. J’aime bien ça aussi, mais cette fois j’ai préféré revenir aux premiers sons qui m’ont fasciné dans mon enfance : des cordes, du palpable. Quand la musique veut trop montrer ses prouesses techniques, elle devient ennuyeuse et perd toute sa substance. Pourtant, en me replongeant dans ce qui me plaisait quand j’étais plus jeune, je me suis aperçu qu’il y avait des choses très techniques, mais ce n’était pas le point focal de ces albums. J’ai tenté d’oublier tout ça au sein de Grizzly Bear. En préparant You Belong There, j’ai un peu changé d’avis. J’ai essayé d’écrire des morceaux remplis d’âme sans pour autant renoncer à une certaine technicité. Trouver l’équilibre entre émotion et sophistication. Je ne sais pas si j’y suis parvenu, mais c’est ce que je visais. Sur cette nouvelle tournée, je suis tout seul sur scène, donc j’ai retravaillé certains anciens morceaux dans cet esprit, d’une manière plus épurée et plus spontanée que sur l’album, et le résultat me plaît beaucoup.
Comment te sens-tu durant ces concerts en solo ?
Après avoir été isolé si longtemps, je trouve ça merveilleux de pouvoir à nouveau me produire devant un public. Je joue dans des lieux intimistes et je ressens une réelle connexion avec les gens qui viennent me voir. Je ferme parfois les yeux et je me laisse porter par la musique, comme en transe. C’est différent de tout ce que j’ai vécu jusqu’à présent sur scène, quand je jouais en tant que membre d’un groupe. Cette fois, impossible de se cacher derrière un mur de son ou des éclairages élaborés : dès qu’on fait une fausse note, ça s’entend ! Personne ne peut prendre le relais si je n’ai pas envie de chanter. Il faut se donner à 100 % pendant toute la durée du show. J’ai hâte d’explorer toutes les possibilités de ces concerts en solitaire.
Tu vas fêter tes 40 ans cet été. Comment abordes-tu cet anniversaire ?
Je me sens plus serein aujourd’hui, moins angoissé que lorsque j’avais une vingtaine d’années. En toute honnêteté, entre la sortie de mon album et la tournée, je n’ai pas vraiment eu l’occasion de réfléchir à ce passage à la quarantaine. Le chemin qui s’ouvre devant moi est beaucoup plus dégagé qu’avant. Je suis plus à l’écoute de mes émotions, plus stable aussi. En tout cas, je sens bien le poids de cet âge, ça c’est sûr ! Je n’ai aucune idée de ce que ces dix prochaines années me réservent.
Grizzly Bear est en pause pour une durée indéterminée (depuis qu’Ed Droste a annoncé son départ en 2020, ndlr). Est-ce cela qui t’a poussé à suivre ta route de ton côté ?
Je reste toujours très proche de Chris Bear (le batteur, ndlr), qui a d’ailleurs participé à mon album. Après la dernière tournée du groupe, j’ai continué à composer et au bout d’un certain temps j’ai simplement eu envie de sortir ces nouvelles chansons. Je savais que nous n’avions pas de projet de nouvel album ensemble dans l’immédiat, donc ça n’aurait pas eu de sens de garder ces morceaux en stock pour nos éventuelles retrouvailles. Maintenant que j’ai commencé à travailler comme ça, j’aimerais poursuivre sur cette voie, voire collaborer avec d’autres musiciens. Je viens de signer la bande originale d’un film. C’est excitant à mon âge de tenter de nouvelles expériences.
Quand tu fais le point sur ta carrière passée et que tu te projettes sur le futur, quelles pensées te traversent ?
J’aimerais continuer à faire de la musique et à sortir ce que j’ai composé pour que d’autres personnes puissent l’écouter si elles en ont envie. C’est à peu près ma seule ambition ! (rires) Nous avons déjà eu une belle carrière avec Grizzly Bear. Ce groupe représente un énorme chapitre de ma vie. Me mettre moi-même au défi, c’est tout ce que je recherche.
Propos recueillis par Noémie Lecoq
You Belong There (Warp/Kuroneko). Sorti depuis le 8 avril.
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