A travers la saga familiale sanglante d’un ex-criminel, devenu père courage hanté par son passé, Hannah Tinti exhume les maux d’une nation armée et violente. Celle de Trump.
Pour mon douzième anniversaire, j’ai reçu une Gameboy Color et le jeu Lucky Luke qui allait avec. Il fallait principalement tirer sur les Dalton. Pour le sien, Loo, la gamine du deuxième roman de l’Américaine Hannah Tinti, s’est vu offrir le fusil M14 de son grand-père. Il avait fait la guerre et était strié d’encoches : une pour chaque cible atteinte. Après le gâteau et les bougies, son père lui a appris à tirer. Il n’y avait pas de Dalton et l’intrusion de la violence dans sa vie n’avait plus rien d’un jeu.
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Dès la première scène du livre, il y a quelque chose de malsain à imaginer cette adolescente en train de tenir une arme disproportionnée entre ses bras fins et ses mains trop petites. Malsain, mais pas absurde, tant notre imaginaire est gorgé, par la fiction et les JT, de ces images de jeunes Américains armés jusqu’aux dents.
Une saga familiale sur le deuil impossible d’un veuf
Les Douze Balles dans la peau de Samuel Hawley n’est pas la énième histoire d’une ado fêlée qui fait un carton dans son école, mais une fiction, dure et belle, qui se nourrit des mêmes et récurrents travers de la société américaine : la fascination des armes et la violence. Ou les violences : historique, physique, sociale et symbolique.
Aux promesses de sang, de plomb et de drame de la scène inaugurale, le récit répond par une aventure exaltante où, effectivement, ça canarde sévère, ça casse des bouches et ça vole des bagnoles. Mais le roman est aussi une saga familiale sur le deuil impossible d’un veuf, le brutal passage à l’âge adulte d’une enfant et la quête de rédemption ensanglantée d’un ex-gangster. Quelque part entre le mythe des douze travaux d’Hercule et A History of Violence de Cronenberg. Une épopée antique déguisée en nouveau western.
Au casting : Samuel Hawley, ancien bandit de grand chemin et fana de flingues. Dans sa collection, une Remington numéro 5, une Winchester modèle 52, un Colt Python, un Ruger à canon court, un fusil de chasse calibre 20, deux pistolets de duel argentés et un Beretta.
Le marginal à tête brûlée tient ses calibres bien huilés au cas où
Une véritable armurerie maison dont le quadra s’est longtemps servi pour braquer le chaland, cambrioler le bourgeois ou exécuter un contrat. Rangé des camions depuis la mort “accidentelle” de sa femme, sédentarisé dans un petit village de pêcheurs du Massachusetts, le marginal à tête brûlée tient ses calibres bien huilés au cas où il faudrait défendre sa fille, Loo. Défendre de quoi ? Des fantômes du passé, for sure. Ce passé qui lui a laissé quelques ennemis à la gâchette facile, douze cicatrices sur la peau et autant de mésaventures musclées.
La vie à feu et à sang, littéralement
Cinématographique, le roman alterne scènes de débrouille domestique et flash-back nerveux. Pour chaque balle à travers le corps d’Hawley, un chapitre vient rompre la chronique du quotidien tendre et maladroit du foyer monoparental. Explosions soudaines de violence qui colonisent peu à peu tout le récit.
En miroir aux élans sanglants du passé de son père, la gamine en plein malaise oppose très vite une sauvagerie froide. Elle casse le doigt d’un gamin moqueur, en défonce salement deux autres à coups de bottes renforcées, et à son premier petit ami, en guise de preuve d’amour, elle offre le Beretta paternel. La vie à feu et à sang. Littéralement.
La justice est une affaire privée qui se rend à la gâchette
Hannah Tinti a grandi dans le Massachusetts. L’Etat de la chasse aux sorcières et des premiers massacres d’Amérindiens. Elle connaît intimement ce territoire qui s’est construit sur l’héritage des atrocités de ses ancêtres. Ce coin d’Amérique blanche et rurale, rude et souvent pauvre, où le droit constitutionnel de porter une arme est indiscutable et où la justice est une affaire privée qui se rend à la gâchette. Un espace où la violence symbolique a aussi investi le politique pour devenir une affaire de classe.
Car si Les Douze Balles dans la peau de Samuel Hawley est d’abord un roman noir, l’auteure en fait aussi une fresque sociale, le portrait subtil des déclassés du pays. Olympia, le village où se sont installés le père et sa fille, est une scène de théâtre où se jouent les tragédies ordinaires et les drames silencieux du pays : le désœuvrement de la jeunesse laissée-pour-compte, la rudesse de la vie des travailleurs, et surtout l’abandon de la population par les autorités.
La Radiographie sans concession des maux du pays
En filigrane, Hannah Tinti raconte le vain combat d’une vieille femme qui essaie de lutter depuis des lustres contre la pratique illégale de la pêche, sans jamais réussir à attirer l’attention du maire ou des médias. Jusqu’à ce qu’un coup de feu parte.
Aux Etats-Unis, le livre est sorti en mars, quatre mois après l’élection présidentielle. Dès lors, il est difficile de ne pas relier cette histoire des violences de l’Amérique au basculement de la nation dans une nouvelle forme de brutalité, gouvernementale celle-ci.
Radiographie sans concession des maux du pays, le livre d’Hannah Tinti n’est pas qu’un récit d’action, d’amour et d’initiation, il est peut-être aussi l’un des premiers grands romans de l’ère Trump. God save America.
Les Douze Balles dans la peau de Samuel Hawley d’Hannah Tinti (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Mona de Pracontal, 448 pages, 23 €
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