Exposition totalement conçue comme une plongée polysensorielle dans l’Allemagne babylonienne des années 1920, le Centre Pompidou plonge en apnée dans une époque de réinvention acerbe tiraillée entre soif de vivre et époque meutrie.
À chaque époque son regard rétrospectif. Le monde de l’art était, durant les dernières années, entraîné comme une machine lancée toutes brides lâchées dans une fuite en avant vers une inextinguible soif de nouveauté : artistes toujours plus jeunes, cueillis à la sortie d’école, lancés dans l’arène puis déjà remplacés. Il fallait du neuf, de l’inédit, du sang frais, des concepts post- ou néo-.
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Or, à présent, le contemporain se tourne vers l’histoire. Les expositions monographiques d’artistes oublié·e·s, méconnu·e·s ou carrément ignoré·e·s tiennent le haut du pavé. Celles, collectives, dédiées à une période historique relue au prisme du présent également. L’actuelle Biennale de Venise, et son exposition centrale The Milk of Dreams [Le lait des rêves] en est une preuve éclatante, faisant la part belle au Surréalisme et aux artistes femmes ou non-binaires, vivant·e·s ou mort·e·s, par le prisme des théories post-humanistes.
L’Allemagne des années 1920, bain d’ambiance
À Paris, au Centre Pompidou, la grande fresque historique dédiée à l’Allemagne des années 1920 participe, de biais, à la même atmosphère : ce n’est pas que la Nouvelle Objectivité, mouvement artistique émergent dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres et marquant un retour à une figuration réaliste, soit inconnue. Loin de là. Ses chefs d’œuvres sont célébrés et vénérés. Le Centre Pompidou, qui l’accueille, en conserve quelques-uns, dont certains sont des points névralgiques de la collection.
C’est le cas, notamment, de la Mechanischer Kopf [Tête mécanique] de Raoul Hausmann de 1921, une énigmatique sculpture en bois agrégeant, au portrait d’un humain réduit à ses traits épurés, des excroissances venant la recouvrir comme une seconde peau parcellaire : un ruban métrique, un tiroir entrouvert, un cadran d’horlogerie. Cet humain-machinique jeté dans la rationalité de l’ère industrielle ouvre l’exposition la plus ambitieuse de l’été : / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander /.
Elle n’y participe néanmoins qu’en qualité d’éclairage partiel, venant reconstituer, parmi d’autres œuvres et médiums, l’esprit d’une époque : son Zeitgeist. Car sa consécration préalable par l’Histoire, on l’oublie ici, tant le panorama joue la carte de la polyphonie. D’ailleurs, les arts plastiques et les médiums canoniques, sculpture ou peinture, sont eux-mêmes à relier aux autres, qui les augmentent et complètent. Ici dialoguent les arts de l’espace et ceux du temps, le cinéma, le théâtre, l’architecture, le design, la littérature et la musique.
La photographie mène la danse
Mais s’il fallait donner la primeur à un seul, médium et artistes, ce serait la photographie. Et plus précisément l’œuvre totale, à vocation encyclopédique, bien que laissée inachevée, d’August Sander, Die Menschen des 20. Jarhhunderts [Les Hommes du 20e siècle]. Initiée par l’Allemand depuis Cologne, née de son intérêt pour les paysans qu’il capte en extérieur, celle-ci se développera tout au long de sa vie.
En plus de 600 portraits, la série dressera un portrait de l’époque par le prisme de ses classes sociales, métiers et identités portées par leurs vêtements et signes extérieurs de distinction. S’y adjoindront les artistes, les artisans ou les genres, tels que déclinés, entre individuel et collectif, par le biais de portraits de secrétaires, prêtres, pâtissiers, âmes libres ou peintres d’avant-garde.
Dans le parcours de l’exposition, et telle qu’indiquée par sa scénographie, la série du photographe trace un fil rouge, ici signalé en noir, qui serpente tout au long des treize sections thématiques constituées par les autres médiums : de la standardisation au montage, de la “persona froide” de la femme libérée et garçonne à la grande ville, la transgression, ou les retournements de la toute fin du parcours. Or confier le rôle principal à la photographie, c’est déjà, en soi, affirmer la place du social, du politique, des systèmes économiques et médiatiques.
Les marges, portrait collectif
Il n’y a pas, ici, de primat de l’artiste génial et inspiré, trouvant l’inspiration seul et détaché des remous extérieurs. En cela, et parce que la période des années 1920, entre réinvention des identités et fin des utopies radieuses, en aura porté peut-être plus que toute autre récente, le regard rétrospectif sur cette histoire précisément n’est pas neutre. Elle est observée avec le double regard de l’historien. Mais, plus encore, de l’historien ancré les deux pieds dans son époque, la nôtre, pareillement travaillée de désirs précautionneux de croire encore, malgré tout, à de ténus horizons de changements.
Au fil du parcours, d’autres œuvres majeures du Centre Pompidou retrouvent leur contexte, et rechargent par lui le regard que l’on porte, visiteur·rice·s aux corps et à la perception d’aujourd’hui, sur elles. Un autre exemple frappant serait la mise en regard du tableau d’Otto Dix, Bildnis der Journalistin Sylvia von Harden [Portrait de la journaliste Sylvia von Harden] de 1926, également l’un des plus aimés de la collection du musée français, avec la photographie d’August Sander de Sekretärin beim Westdeutscher Rundfunk in Köln [Secrétaire à la Westdeutscher Rundfunk de Cologne] de 1931.
Dans les deux portraits, une femme seule, coupe garçonne, cigarette nonchalamment brandie, est représentée seule, crânement perchée sur son siège, robe longue d’une coupe sobre. Il a beaucoup été question, dans l’approche canonique de l’œuvre d’Otto Dix, l’un des peintres les plus représentés dans l’exposition, d’une peinture crue, usant à l’extrême la déformation pour représenter la face la plus sombre de l’humanité.
De Berlin Babylone à des contemporain·e·s en miroir
Cela serait oublier son attention aux mêmes classes et corps de métiers, qui dès lors, par la comparaison, émerge : il ne s’agit pas tant d’une fascination pour les marges que d’un regard tourné vers une société tout entière amochée par la guerre, et néanmoins entraînée dans un élan vital de jouissance.
C’est également l’impression d’ensemble qui se fait jour à parcourir, aujourd’hui et avec notre perception d’humain·e·s du XXIe siècle. Le panorama consacré à ces autres, Les humains du XXe siècle. Soudainement, ils se retrouvent démis des oripeaux qui les précédaient comme des costumes d’époque : ce n’est pas la Berlin babylonienne, outrageusement décadente, que nous voyons.
Plutôt une procession d’humain·e·s, tout simplement, tentant malgré les horizons noircis de s’inventer autres. Ils nous ressemblent, tout en nous permettant de nous regarder nous-même avec recul. Et ce changement de perspective, c’est à la présence centrale d’August Sander qu’on la doit, réintroduisant dès lors la donne socio-économique au sein de la manière de la Nouvelle Objectivité.
/ Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / jusqu’au 5 septembre au Centre Pompidou à Paris https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/dEOe6u0
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