Jusqu’au 28 mai, et pour préparer la 70e édition cannoise, la Cinémathèque française consacre le festival de Cannes sous l’angle du scandale et de la controverse.
« Les sifflets, c’est le propre des œuvres importantes« , déclarait Daniel Toscan Du Plantier, producteur de Sous le soleil de Satan, à la fin de la cérémonie (mouvementée) de clôture de la 40e édition du Festival de Cannes, en 1987. Au cours de son histoire, le festival de Cannes est souvent devenu le haut lieu du scandale et de la controverse, réactivant sans cesse le débat esthétique et moral autour du cinéma. A chaque scandale, son lot d’injures, d’éloges et ses clans partagés : le rejet violent des uns et la fervente admiration des autres. Retour en sept points sur les grands scandales cannois.
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1) Cannes 1957 : Nuit et Brouillard d’Alain Resnais
En 1955, Alain Resnais, réalisateur de plusieurs courts métrages remarqués, s’attelle à un projet de commande du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Voilà près de dix ans que les camps nazis ont été libérés et le film est l’un des premiers à revenir sur la culpabilité française dans le génocide. Dans ce moyen métrage de 32 minutes, écrit par Jean Cayrol et raconté par Michel Bouquet, Resnais met en scène la banalisation de l’horreur en questionnant le statut même de l’image. C’est ainsi qu’un paysage verdoyant, dans un mouvement de dézoom, devient le lieu de l’horreur absolue quand les barbelés finissent par apparaître à l’écran et enfermer cet espace que l’on croyait alors paisible. L’enrôlement de la machine nazie est au cœur du film. Tout y est raconté avec détachement et rationalité (les camps sont construits par des experts comme des stades de foot ou de grands bâtiments aux porches « destinés à n’être franchis qu’une seule fois »).
Nuit et Brouillard deviendra une référence tant cinéphile que pédagogique. Pourtant lorsqu’il est présenté au festival de Cannes de 1957, le film est boycotté. On lui reproche de nuire à la réconciliation franco-allemande. Un plan notamment, celui d’un gendarme français observant des agents de déportation, fait pâlir les plus fervents et dédaigneux patriotes. L’image réactive la culpabilité française dans la déportation de millions de juifs. Le festival ordonne la censure de l’image qui sera retouchée. C’est finalement hors compétition, sous la demande de l’ambassade d’Allemagne, que le film est présenté. Une censure à laquelle Resnais sera à nouveau confronté, cette fois ordonnée par les Etats-Unis, lors de la présentation d’Hiroshima mon amour, retiré également de la compétition.
2) Cannes 1960 : L’avventura Michelangelo Antonioni et La Dolce Vita de Federico Fellini
Considérés comme les manifestes d’un cinéma résolument moderne, L’Avventura et La Dolce Vita, sont présentés en compétition officielle au festival de Cannes de 1960. Les deux films italiens suscitent tant l’admiration que le plus profond dégoût. Le premier sera, grâce à un jury sensible, récompensé du prix du Jury, et le second, comble du scandale pour les réacs de l’époque, de la Palme d’Or. Trois mois après la projection romaine très mouvementée du film (insulte à Mastroianni, crachat au visage de Fellini et condamnation du film par les autorités religieuses), La Dolce Vita tourmente la croisette. Pour beaucoup de festivaliers de l’époque le film de Fellini ne raconte rien et n’est qu’un vulgaire brûlot destiné à choquer les bonnes mœurs. La dégaine désinvolte du paparazzi Marcello, ses déambulations noctambules, le tableau d’une société décadente, ne passe pas. Le film est hué en projection. Comble du scandale : La Dolce Vita est donc sacrée de la Palme d’or à l’unanimité du jury et la victoire se fêtera dignement dans une villa luxueuse.
La controverse de L’Avventura, elle, se situe plus dans un souci esthétique. Les spectateurs ne comprennent tout simplement pas le parti pris d’Antonioni, sa mise en scène lente et vaporeuse, proche de l’abstraction. Durant la projection une partie de l’assistance s’excite, siffle, ricane et rejette totalement le film. La modernité agace ceux qui pensaient voir là un classique film d’enquête policière. Dans une archive, Monica Vitti, en larme à la fin de la séance, se remémore cette projection cauchemardesque : « la projection de L’Avventura a été dramatique ». Une réception agitée mais qui vaudra peut être à Antonioni l’un des plus beaux compliments adressés par une horde de cinéaste (dont Rossellini) dès le lendemain dans une lettre de soutien : « Hier soir, nous avons vu le plus beau film jamais projeté dans un festival. »
3) Cannes 1968 : solidarité étudiante
Cette année 1968, ce n’est pas un film qui est au cœur du débat mais tout un pan de la société française qui proteste jour et nuit dans les rues de Paris. Le festival devient le théâtre d’une fracture sociale entre le nouveau et le vieux monde. La fameuse affaire Henri Langlois (chassé de son poste puis réintégré à ses fonctions à la Cinémathèque française), un mois plus tôt, infuse positivement le débat et le cinéma prend part à cette révolution culturelle et sociale. Grace à l’entreprise d’une poignée de cinéastes, dont François Truffaut, le festival est interrompu. Mais cette prise de position est loin de faire l’unanimité.
Dans la petite salle Jean Cocteau du palais des festivals, le comité de défense de la Cinémathèque organise une conférence de presse pour s’associer à la grève générale. « Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers, et vous me parlez travelling et gros plan ! Vous êtes des cons !” déclare Jean-Luc Godard sous les sifflets des festivaliers mécontents. Sur scène, Milos Forman et Claude Lelouch annoncent devant l’assemblée le retrait de leurs films en compétition. Le lendemain, dimanche 19 mai le festival est interrompu. Un épisode que Michel Hazanavicius n’oubliera pas de mentionner en hors champs dans son film Le Redoutable, qui revient sur les années militantes de Godard.
4) Cannes 1973 : La Grande Bouffe de Marco Ferreri et La Maman et La Putain de Jean Eustache
Cette année 1973, Ingrid Bergman, alors présidente du jury, juge « regrettable que la France ait cru bon de se faire représenter par ces deux films, les plus sordides et les plus vulgaires du festival « . Ces deux films ce sont La Grande Bouffe de Marco Ferri et La Maman et La Putain de Jean Eustache.
Si L’avventura avait provoqué les railleries d’un public peu hagard de nouveauté, La Grande Bouffe tétanise totalement le bourgeois venu à Cannes pour se délecter d’oeuvre douce. Le film de Ferreri est à l’image de son créateur, opulent, boulimique et sarcastique. Dans un huis clos asphyxiant, quatre quadragénaires jouissent de tous les plaisirs, se font (littéralement) crever la panse à n’en plus finir et ne semblent plus où donner de la tête pour assouvir leur pulsions. Ferreri, en bon moralisateur, épingle avec férocité les travers d’une société bourgeoise monstrueuse.
La même année, Jean Eustache connaîtra sa seule sélection au festival de Cannes. Il y présente La Maman et la putain, l’histoire d’un homme tiraillé entre plusieurs femmes, celle avec qui il cohabite (la maman, Bernadette Lafont) et une jeune infirmière abordée au détour du boulevard Saint Germain (la putain, Françoise Lebrun). Pendant trois heures trente, les spectateurs assistent aux tribulations du jeune Alexandre (Jean-Pierre Léaud), errant machinalement entre le café Les deux magots et le petit appartement de Marie. Eustache y transpose de manière assez évidente sa propre vie. Dans un noir et blanc austère, les personnages se croisent et se rencontrent, se déchirent et s’aiment. En filigrane de ce récit amoureux, on y voit aussi le désenchantement d’une jeunesse post soixante-huitarde. Le film est totalement hors cadre : sa durée, ses monologues interminables et ses histoires de « tampax ». Là encore la virtuosité du film déplait, la mise en scène impudique de ce trio amoureux, irrite. On dit du film qu’il est une montagne d’ennui et que Jean-Pierre Léaud joue tout simplement faux. La projection est désastreuse et Eustache doit même quitter la salle. Au grand dam de sa présidente, le jury décerne son Grand Prix au film d’Eustache.
5) Cannes 1987 : Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat
« Prétentieux », « bavard », « probablement l’un des films les plus mauvais du festival », les invectives ne manquent pas pour qualifier le film de Maurice Pialat Sous le Soleil de Satan, présenté en sélection officielle du 40e festival de Cannes. Pourtant lors de la cérémonie de clôture, Maurice Pialat reçoit des mains de Catherine Deneuve, alors remettante, la Palme d’Or pour son adaptation sombre du roman éponyme de Georges Bernanos. Quand Yves Montand, président du jury, révèle le nom de gagnant, élu à l’unanimité par ses membres, la salle s’encombre rapidement de huées que Deneuve, de son autorité souveraine, tente de faire taire. Tranquillement, Pialat rejoint la scène sous les sifflets. Son court discours, qu’il dit fidèle à sa réputation, deviendra probablement l’un des plus célèbres du festival. Regardant fièrement la salle comble qui l’accable, il déclame : « et bien si vous ne m’aimez pas, sachez que je ne vous aime pas non plus » et finit le poing tendu vers le ciel.
6) Cannes 1999 : L’Humanité de Bruno Dumont et Rosetta de Jean-Pierre et Luc Dardenne
En 1999, David Cronenberg est président du jury et son palmarès est à l’image du cinéaste et de son oeuvre : d’une grande radicalité. Contre toutes attentes le jury récompense à l’unanimité la fable sociale et sombre des frères Dardenne, Rosetta, portrait âpre d’une jeune chômeuse rebelle, alors que tout le monde pariait sur Lynch, Kitano, Jarmusch ou encore Almodóvar. On reproche aux frères Dardenne de ne proposer qu’une oeuvre misérabiliste et complaisante et au jury de Cronenberg une recherche vaine de modernité absolue. Gilles Jacob, alors délégué du festival de Cannes, désapprouve également ce choix. Mais c’est au réalisateur Pascal Thomas, interrogé par L’obs (comme cité dans cet article de Libération), que revient la palme de la plus belle mesquinerie : »le couronnement de Rosetta (qu’il dit ne pas avoir vu) s’inscrit parfaitement dans la ligne du dernier festival de Cannes (…) « où on décerne des prix d’interprétation à des débiles mentaux, à des abrutis, qui ne savent pas jouer la comédie et qui mériteraient plutôt le grand prix du grotesque« .
La même année c’est un autre film qui scandalise. L’Humanité de Bruno Dumont est le grand gagnant de la soirée. Déjà récompensé (et controversé) par la Caméra d’Or deux ans plus tôt pour La Vie de Jésus, autopsie d’un crime raciste à travers le désoeuvrement d’une bande de motards, Bruno Dumont divise à nouveau. L’Humanité est non seulement récompensé du prix du jury mais également des prix d’interprétation masculin et féminin pour ses deux acteurs non professionnels : Emmanuel Schotté, en flic christique et Séverine Caneele, ex-aequo avec la jeune héroïne de Rosetta, Emilie Dequenne.
Bonus
Enfin, en bonus on ne pouvait évoquer scandales et autres controverses cannois sans mentionner l’une des prestations les plus malaisantes (et très drôle) du festival de la même année 1999. Car avant que le sacre de Rosetta ne suscite de violentes réactions, la performance de la remettante de la Palme d’Or, Sophie Marceau, présageait déjà, une certaine gêne. Dans une parole décousue, l’actrice, totalement lunaire, tentait de propager un message humaniste et de conter l’histoire d’enfants malades. Une belle tentative totalement ratée qui se soldera par une sèche interruption de la maîtresse de cérémonie, Kristin Scott Thomas.
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