Le philosophe, théoricien d’une liberté totale et affranchie de toute posture morale, est mort le 4 mai.
Emporté par un cancer qui l’avait poussé à écrire son ultime livre, paru en janvier, Mes mille et une nuits – La maladie comme drame et comme comédie (Albin Michel), le philosophe Ruwen Ogien ne manque pas seulement à ses proches : il laisse un grand vide dans le débat public, qui, sans sa présence, s’annonce encore plus conformiste et restrictif qu’il ne l’est déjà.
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Car sa pensée vive éclairait des débats éthiques complexes, indexés à des controverses animées et minées (prostitution, fin de vie, procréation artificielle, assistance sexuelle, et plus globalement liberté ou pas de faire ce que l’on veut au nom d’une certaine conception de la dignité humaine, mot piège pour lui).
Certes, les belles âmes, sûres de leur fait et de leur conception d’une morale qu’il jugeait paternaliste, se sont violemment opposées à ses positions, vues comme purement provocantes, subversives, libertaires, voire antihumanistes.
Ruwen Ogien dérangeait et bousculait un ordre social figé
Ses arguments en faveur, par exemple, de la gestation pour autrui, peuvent aujourd’hui paraître inaudibles, tant les lignes morales dominantes semblent incapables d’intégrer le cadre d’une pensée que lui conditionnait par le goût de la liberté et de l’égalité.
Dans tous ses livres (1), l’auteur défendait pourtant une idée simple et généreuse : chacun a la liberté de faire ce qu’il veut de sa vie à partir du moment où il ne nuit pas aux autres, directement ou délibérément. Un pied de nez lancé à la double tradition kantienne et aristotélicienne invoquant les devoirs moraux envers soi-même et envers autrui.
Est-il permis de tuer une personne pour prélever ses organes ?
A partir de ce postulat éthique minimal, mais aux effets maximaux, Ruwen Ogien dérangeait et bousculait un ordre social figé dans des postures au fond beaucoup plus conservatrices qu’humanistes, contrairement à ce qu’elles laissent entendre.
Est-il permis de tuer une personne pour prélever ses organes et sauver ainsi la vie de cinq autres personnes en attente de greffe ? Est-il permis de détourner un tramway qui risque de tuer cinq personnes vers une voie d’évitement où une seule sera écrasée ? Est-il immoral de nettoyer les toilettes avec le drapeau national ?
Pour lui, il n’existe pas de sens moral inné
Les dilemmes moraux qu’il s’amusait à analyser le conduisaient à avancer que les humains sont “beaucoup trop moraux” et “trop enclins à juger les autres, à faire la police morale, à fouiner dans la vie des gens, à se prendre pour des saints”. Sa philosophie morale expérimentale, mêlant l’étude empirique de l’origine des normes morales et la réflexion sur la valeur de ces normes, aboutissait à cette conviction : il n’existe pas de sens moral inné.
La morale ne se distingue guère de la religion ou des conventions sociales. Il n’y a ni unité ni continuité empirique significative dans les conduites des gens : la méthode de justification des grandes théories sociales par l’appel aux intuitions morales n’est pas fiable…
Lisant Ruwen Ogien, durant ces vingt dernières années, comme un écho et un contrepoint saisissant aux blocages de notre société en prise avec ses paniques morales (drogues, mariage homosexuel, procréation artificielle, guerre des civilisations…), ses lecteurs ont autant appris à calmer leurs leçons de morale à la petite semaine, toujours prêtes à s’afficher fièrement dès qu’elles se sentaient chahutées, autant qu’à affiner leur conception d’une vie commune.
L’éthique ? “Une façon de nous tenir à distance de nous-mêmes »
De manière argumentée et jamais hystérique (contrairement à beaucoup de ses détracteurs), Ruwen Ogien s’attachait à déconstruire ce paternalisme dominant selon lequel “il faut protéger les gens d’eux-mêmes car ils ne savent pas ce qui est bon pour eux ou parce qu’ils sont trop déficients intellectuellement pour prendre les bonnes décisions concernant leur propre vie”.
Ruwen Ogien ne concevait l’éthique que comme “une certaine façon de nous tenir à distance de nous-mêmes, d’observer nos incohérences avec une certaine ironie et de réfléchir à nos normes, nos lois, nos préjugés de façon essentiellement critique, en essayant autant que possible d’éviter la pompe et la grandiloquence”.
“Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage”
Héritier revendiqué de Montaigne, “le premier minimaliste moral” pour qui “chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage”, mais aussi de la tradition du pragmatisme anglo-saxon et de la philosophie analytique, il ne cessa après sa thèse, La Faiblesse de la volonté (1993), sous la direction de Jacques Bouveresse, de construire le socle de son éthique minimale permettant en particulier de repenser la tension entre l’universel et le relatif.
“On peut être universaliste à propos du juste et relativiste à propos du bien”, insistait-il. La distinction entre les deux niveaux oblige ainsi à reconnaître que même le slogan “tout est relatif” ne résiste pas à sa formulation : “Le relativiste est obligé d’affirmer, contre ses propres principes, qu’il existe au moins une vérité universelle qui a toujours valu et qui vaudra toujours.” Avec Ruwen Ogien, les évidences se fissurent toujours.
Un air du temps imperméable à ses visions
Loin de toutes les chapelles ou des clans intellectuels, qui en meutes bataillent pour affirmer leur magistère, Ruwen Ogien mena ses combats (qui n’étaient pas des croisades) en solitaire, acceptant de se confronter à un air du temps imperméable à ses visions, dont le minimalisme éthique excédait le seuil de tolérance des pseudo-humanistes du XXIe siècle.
Ses livres restent la trace vivante d’un contre-feu toujours possible à opposer aux systèmes des normes. Homme d’une grande délicatesse, Ruwen Ogien était comme un ami, cette catégorie rare qui parmi les intellectuels n’offre que leurs modestes livres comme signes d’affection : celle qui, permettant de mieux penser, permet de mieux vivre.
1. Penser la pornographie (PUF, 2004) ; La Panique morale (Grasset, 2004) ; La Liberté d’offenser : le sexe, l’art et la morale (La Musardine, 2007) ; La Vie, la Mort, l’Etat : le débat bioéthique (Grasset, 2009) ; L’Influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale (Grasset, 2011) ; L’Etat nous rend-il meilleurs ? (Gallimard, 2013) ; Philosopher ou faire l’amour (Grasset, 2014) ; Mon dîner chez les cannibales (Grasset, 2016) Mes mille et une nuits – La maladie comme drame et comme comédie (Albin Michel, 2017)
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