[Les poches de l’été] Publié en 1976 huit ans après sa mort, réédité aujourd’hui, son récit féministe sans emphase la présente en amoureuse d’un unique prince charmant : le cinématographe.
Proclamée de toute part “pionnière du cinéma” (livres, documentaires, hommages), Alice Guy est enfin reconnue. Il était temps ! Même si, dès 1956, dans une lettre qu’il lui adresse, Henri Langlois, grand sachem de la Cinémathèque, écrivit : “J’ai bien l’intention d’insister sur le fait incontestable que vous êtes la première femme à avoir réalisé des films. C’est une gloire si incontestable que ceux qui se permettent de vouloir vous l’ôter se couvrent de honte et de ridicule.”
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Mais pourquoi jusqu’à récemment tant d’oubli ? La réponse est terriblement banale : Alice Guy était une femme qui, comme d’autres créatrices et pas seulement au cinéma, fut écrabouillée par des histoires officielles écrites par des hommes. Pour se faire une idée de cet effacement, rien de mieux que de revenir à la lettre de ce qu’elle écrivit dans son autobiographie, La Fée-Cinéma. Une fée qui se serait penchée sur son propre berceau. “On m’a demandé souvent pourquoi j’avais choisi une carrière si peu féminine. Or, je n’ai pas choisi cette carrière. Ma destinée était tracée sans doute avant ma naissance et je n’ai fait que suivre une volonté dont j’ignore le nom.”
Enregistrer le réel
Pourtant, dès sa naissance, le 1er juillet 1873 à Saint-Mandé, le destin semble diriger Alice Guy vers d’autres horizons : le Chili, où son père est libraire et éditeur. Commentaire laconique d’Alice Guy sur le mariage arrangé de ses parents : “À cette époque, la famille décidait de l’avenir des jeunes filles.” Le ton est donné et file tout au long de son récit : faussement badin, sans amertume, mais sachant dégainer le lance-flammes de l’humour quand elle évoque les spoliations dont elle fut victime. Ainsi de son sourire entre les lignes quand elle relate que Léon Gaumont, son premier employeur et fondateur de la firme du même nom, oubliera dans le livre retraçant l’histoire de son entreprise de citer son nom. Au fil des aléas familiaux, Alice vivra sa jeunesse entre le Chili, la Suisse et Paris.
La fiction n’intéresse pas grand monde dans la cité masculine des cinéastes, à l’exception de Méliès, dont les trucages passionnent Alice
En 1895, elle est embauchée par Gaumont comme sténodactylo. Elle ne grimpe pas les échelons, elle saute en haut de l’échelle lorsqu’elle propose à Gaumont de réaliser des mini-fictions publicitaires pour soutenir la vente de ses caméras. La “chance” d’Alice en ces temps pionniers, c’est que la fiction n’intéresse pas grand monde dans la cité masculine des cinéastes, à l’exception de Méliès, dont les trucages passionnent Alice. Il faut enregistrer le réel et surtout pas l’inventer.
Elle se rue dans la brèche de cette indifférence à peine polie (la fiction comme ouvrage de dames), jusqu’à réaliser en 1906 La Vie du Christ, d’une durée exceptionnelle pour l’époque (33 min), et qui, premier péplum de l’histoire du cinéma, rameuta moult décors et une figuration pléthorique. Alice Guy donne une idée de son génie du “bricolage” : le Golgotha certes, mais en forêt de Fontainebleau ! Énorme succès. Ses réalisations s’enchaînent dans tous les genres possibles, certains ouvertement féministes. Ainsi de deux courts métrages de 1906 : Les Résultats du féminisme, fantaisie où hommes et femmes échangent leurs rôles, et l’explicite Madame a des envies, qui ridiculise les fantasmes masculins sur le désir féminin.
Des rêves déchus
Après son mariage en 1907 avec Herbert Blaché, lui aussi chef opérateur, Alice découvre l’Amérique et crée son propre studio à Fort Lee (New Jersey), où elle est de toutes les tâches : scénariste, réalisatrice, décoratrice et même ingénieure du son pour les premiers essais de film parlant. Alice estime alors que le sexisme est moins virulent aux États-Unis qu’en France : “Un gentleman qui rejoint mon équipe présume que je sais ce que je fais et que j’ai le droit d’être où je suis.” Mais, première à tourner en 1912 un film uniquement avec des acteur·trices noir·es, elle connaîtra l’épreuve du boycott raciste.
Abandon du cinéma, retraite parcimonieuse… jusqu’à son décès en 1968 dans une indifférence presque générale
Gestion catastrophique, concurrence des premiers studios hollywoodiens et trahison de son mari, les rêves d’Alice vont s’effondrer. Cette période américaine lui inspire ses anecdotes les plus zinzins : une tigresse héroïne d’un de ses films qu’elle amadoue en la fréquentant dans sa cage (“Un director n’est pas une poule mouillée”) ; ou une trentaine de rats qui, prenant leur rôle très à cœur dans une adaptation du Puits et le Pendule d’Edgar Allan Poe, faillirent dévorer l’acteur principal.
La suite est plus morose : abandon du cinéma, retraite parcimonieuse… jusqu’à son décès en 1968 dans une indifférence presque générale. “Ma jeunesse, mon inexpérience, mon sexe, tout conspirait contre moi.” La Fée-Cinéma est le manifeste alerte de cette conspiration subjuguée.
La Fée-Cinéma – Autobiographie d’une pionnière d’Alice Guy (Gallimard/“L’Imaginaire”), 240 p., 12,50 €. En librairie.
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