Héritier de Tati, Mehmet Can Mertoglu avait séduit Cannes en 2016 avec son « Album de famille » qui sort enfin sur nos écrans. Entretien avec un cinéaste malicieux qui incarne la part de la Turquie jeune et ouverte.
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Il est de la lignée des Tati, Jarmusch, Kaurismaki, Porumboiu, de tous ces cinéastes qui pratiquent l’humour à froid, le plan-séquence laconique, un cinéma impavide qui laisse une grande liberté d’interprétation au spectateur. Dans son premier film, Album de famille, Mehmet Can Mertoglu raconte et critique la Turquie à travers un couple quarantenaire qui adopte un bébé mais organise une mise en scène prétendant à une vraie grossesse par honte de l’infertilité. Avec son regard malicieux, Mertoglu déchire les conservatismes de la société turque, ce qui est d’autant plus saillant au moment où Erdogan pose une main de fer sur le pays. Conversation avec un jeune Turc qui devise sur le cinéma, son pays et la bataille entre conservatisme et modernité.
La stérilité est-elle vraiment honteuse en Turquie ou avez-vous exagéré le trait ?
Mehmet Can Mertoglu – Même si j’exagère le trait, cette gêne de l’infertilité existe fortement dans la société turque, surtout en province. Mais même dans mon entourage bourgeois, ouvert, francophone, je connais une femme qui ne sait pas qu’elle a été adoptée alors que ses amis le savent. Ce rapport à l’infertilité considérée comme une faiblesse est là depuis des siècles et prend sa source dans les origines de notre civilisation. Ce n’est pas récent ni spécialement lié au régime politique actuel. La fécondation in vitro existe, y compris en Turquie, mais elle n’est pas acceptée par certaines communautés ou régions. Dans certaines famille, le couple divorce si l’un est infertile.
Votre couple invente sa grossesse grâce aux outils numériques. Est-ce une critique voilée de la technologie ?
Instagram, les réseaux sociaux ont développé la fabrication d’images mais peut-on considérer toutes ces images comme de l’art ? Je ne crois pas. Disons que internet a créé une nouvelle énergie, pousse les gens à faire le geste de faire des images, mais ces images ne sont pas toutes dignes d’intérêt.
Inventer une part de sa vie a-t-il un lien avec la post-vérité en politique ?
Le geste de se couple qui cache son adoption et réinvente son histoire revêt évidemment une dimension politique. On le voit bien aujourd’hui avec Trump et les fake news. 90% de ma famille est grecque. Les livres d’histoire grecs présentent une guerre gréco-hongroise comme une grande victoire et les livres d’histoire hongrois présentent le même conflit comme une victoire hongroise. C’est pareil avec les conflits entre la Grèce et la Turquie. L’écriture avantageuse des récits historiques est un travers universel.
Votre style est très laconique. Pourquoi ?
En tant que cinéphile, j’aime bien les situations incertaines, quand on ne sait pas trop s’il faut rire ou pas. J’aime aussi les plans larges où il peut se passer des choses à différents niveaux de l’image, au premier plan comme à l’arrière-plan. Je préfère ses longs et larges plans fixes au champ-contrechamp parce que je n’aime pas la sensation qu’un film me dicte mes sensations. Quand je montre que mes personnages sont racistes, je laisse la liberté de jugement au spectateur. Devant ces scènes avec des personnages racistes, certains spectateurs réagissent au premier degré, d’autres avec distance, certains rient avec le personnage, d’autres contre. C’est intéressant qu’un film permette tous ces types de réactions et agisse ainsi comme un révélateur. J’aime le plan-séquence pour cela, parce qu’il donne une liberté de regard au spectateur. Malheureusement, l’essor des séries télé va à l’encontre de cette option, avec des scénarios et des montages qui visent l’efficacité et laissent moins de liberté au spectateur.
Jeune, étiez-vous très cinéphile ?
J’ai grandi dans une petite ville avec un seul cinéma qui passait les blockbusters hollywoodiens. Puis j’ai été au lycée à Izmir, une grande ville, et le ciné-club du lycée montrait des films d’Antonioni ou Bergman. Par ailleurs, une chaîne de télé montrait des films d’auteurs aussi pointus que Sokourov. Découvrir Sokourov m’a fait de l’effet même si je n’ai pas tout compris. J’ai décidé de devenir cinéaste à l’âge de 15 ans. Les écoles de cinéma turques étant mauvaises, j’ai étudié à l’université du Bosphore car elle recèle un cinéclub et de grandes archives de cinéma. De 2006 à 2009, j’ai vu mille films par an, j’ai découvert Hou Hsiao hsien, Bela Tarr, Tsai Ming-liang, Pierre Etaix… Je me souviens d’une fête où on avait projeté Au Hasard Balthazar de Bresson, le genre d’expérience qui ne s’oublie pas.
On vous sent très influencé par Tati, Jarmusch, Kaurismaki…
Ce sont des cinéastes que j’aime beaucoup pour leur style pince sans rire et leur usage du plan-séquence. Je suis aussi très fan de Dreyer. Parmi les cinéastes actuels, j’aime beaucoup les Roumains, notamment Cristi Puiu et Corneliu Porumboiu. Il y a des liens historiques et culturels forts entre la Turquie et la Roumanie et leur cinéma est en ce moment plein de vitalité. Mon film est une coproduction avec la Roumanie et j’ai pu rencontrer Puiu et Porumboiu. Cette génération a des liens proches, ils voient leurs films respectifs, les critiquent, je trouve cela très stimulant. Ces cinéastes sont très cinéphiles, ils s’intéressent aussi à la peinture et cette atmosphère ouverte, solidaire et culturelle me semble très importante dans le développement du cinéma roumain. Sans prétendre appartenir à ce monde, car il est trop tôt pour le dire, je suis très heureux de pouvoir côtoyer de tels cinéastes. Avec eux, je suis comme un gosse dans un magasin de jouets.
Les films d’auteur roumains ou turcs ont-ils un public dans vos pays respectifs ?
Malheureusement, non. Mais chaque film est différent. Par exemple, Nuri Bilge Ceylan fait des entrées en Turquie depuis qu’il engage des acteurs connus (en Turquie). Les blockbusters turcs marchent fort mais sont mauvais. Ces gros films occupent 90% des salles ce qui fait que les films d’auteur ont peu de salles. Il y a donc un problème de distribution et d’exploitation, qui empêche les films d’auteurs d’être mieux exposés. Il y a aussi un problème avec les séries tv ou les productions Netflix. Les séries habituent le public a des récits et esthétiques très formatés, basés sur l’efficacité. Les films Netflix quant à eux ne sont pas destinés aux salles. C’est un vrai problème, comment dans ces conditions habituer un public à des films différents ? Ensuite, il est vrai qu’une partie du public et de la critique turcs n’adhère pas à mon type de cinéma et le déteste d’office. Même chez le public averti, laïc, cinéphile, les réactions à mon film ont été mélangées : beaucoup l’ont aimé, d’autres l’ont trouvé trop misanthrope, trop ironique vis-à-vis de la Turquie et des personnages. Le film à fait 6000 entrées en Turquie mais dans seulement 11 salles. Tout celà, (les structures de production et de distribution, les goûts formatés du grand public…) contribue à une situation inquiétante pour le cinéma d’auteur.
Comment vivez-vous la situation politique actuelle en Turquie ?
Elle est inquiétante, notamment depuis le coup d’état manqué. Il est maintenant très compliqué d’obtenir des fonds du ministère de la culture, ce qui n’était pas le cas avant. Tout le secteur culturel est menacé. Cette question touche d’ailleurs la France : que se passerait-il si Marine Le Pen était élue ?
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